Dans un entretien accordé en exclusivité au journal La Fugue, Claude Aguttes, fondateur et président de la maison de vente Aguttes, s’exprime sur son activité de commissaire-priseur ainsi que sur sa perception du marché de l’art.
Il est à la tête de la première maison de vente indépendante de France, également classée quatrième en termes de volume d’adjudications (52 millions d’euros en 2018). Fondée en 1974 à Clermont-Ferrand, vingt ans après, la société part à la conquête de la capitale et s’impose avec brio dans le paysage parisien et international du marché de l’art. En 2017, la maison devient le plus gros adjudicateur de Drouot grâce à la vente d’un tableau chinois de Sanyu, adjugé pour presque 9 millions d’euros. La maison de vente Aguttes se distingue également par sa position de numéro un en Europe sur la peinture moderne asiatique. Claude Aguttes a accepté de nous livrer son regard, forgé par presque 50 ans d’activité professionnelle au sein de son entreprise, qu’il préside encore avec maestria du haut de ses 72 années.
LA FUGUE. - En quoi consiste votre activité en pratique ? Quelle est la place de l’expertise dans votre modèle ? Comment vous rémunérez-vous sur les transactions que vous encadrez ?
Claude Aguttes. – Le système de vente aux enchères est simple : nous expertisons des objets d’art que des propriétaires veulent mettre en vente. En fonction du prix du marché identifié par l’expertise, ils prennent la décision de vendre, ou pas, cet objet aux enchères. Les vendeurs ont aujourd’hui tendance à demander des expertises à plusieurs commissaires-priseurs. L’expertise du bien donne des prix variables en fonction de la clientèle du commissaire-priseur et de son affinité pour l’objet. Mais ce qui importe le plus au vendeur, ce sont les moyens mis en place par la maison de vente, en termes de publicité et d’organisation.
Nous nous rémunérons en prélevant à l’acheteur et au vendeur un pourcentage du prix d’adjudication. Ce pourcentage est toujours le même pour les acheteurs qui sont traités à égalité quant aux honoraires que nous leur facturons. En revanche on peut négocier avec le vendeur, pour lequel les honoraires varient entre 0% et 20% du prix de vente, selon l’attractivité du produit et le travail qu’il nécessite.
Quel dynamisme en ce moment pour la maison de vente Aguttes ? Et pour le marché de l’art en général en France ?
Actuellement, le marché de l’art est très bon en France. L’art est une valeur refuge dans laquelle les acteurs les plus fortunés aiment s’aventurer. En ce qui concerne notre société, nous sommes la 4ème maison de vente française depuis plusieurs années. Il apparaît, en outre, que les acteurs du marché de l’art se réduisent numériquement et que les gens vont de plus en plus vers les plus grandes maisons, car ce sont elles qui ont le plus de moyens à mettre en face d’un objet. Si vous proposez quatre tableaux modernes à une petite maison de vente, elle va les ajouter à sa vente qui se tiendra peut-être dans deux ou trois mois. A l’inverse, si on nous propose le même bien, dans les deux ou trois semaines suivantes, on a une vente de tableaux modernes dans laquelle on peut les inclure. Il en va de même pour les bijoux, car nous avons une vente en la matière tous les mois et demi, toujours importante et systématiquement accompagnée d’un catalogue. Plus on est gros, plus on est attractif sur le marché. Je regrette cette situation dont je bénéficie par ailleurs, mais c’est ainsi, les gens vont vers les grosses maisons.
Quels sont les atouts de la maison de vente Aguttes pour faire face à la concurrence de vos compétiteurs les plus imposants ?
Nous avons de très beaux clients, à l’instar du musée du Louvre et des plus grands collectionneurs internationaux: je les connais tous bien et j’ai déjà vendu des tableaux à chacun d’eux. En revanche, nous sommes à un niveau de développement où je peux encore avoir un lien personnel avec les dossiers qui m’intéressent le plus, ce qui s’avère plus compliqué dans des boîtes de dimension supérieure. Tout ce que je demande, c’est d’être mis en concurrence avec ces dernières, pour pouvoir offrir aux vendeurs cette accessibilité qui nous caractérise et fait notre force.
Pour les prochaines années, nos axes de développement sont multiples. Par exemple, on a récemment créé un département de vente à l’amiable, et ouvert un bureau à Bruxelles. Nous nous positionnons également sur les créneaux les plus porteurs dans lesquels nous nous spécialisons, parfois en abandonnant les secteurs les plus difficiles. Les terrains les plus prometteurs sont la peinture moderne, l’art contemporain, le design, les voitures de collection et le domaine de la peinture moderne asiatique, dans lequel nous sommes déjà leader européen, grâce à la mise en place d’une vente tous les deux mois, comprise entre un et deux millions d’euros, avec parfois des records à 5 ou 6 millions d’euros. Nous conservons également nos secteurs traditionnels les plus emblématiques, comme la peinture ancienne, les livres et les manuscrits, le mobilier ancien, etc.
Voyez-vous une évolution importante de votre profession depuis les différentes vagues de libéralisation qui l’ont visée, notamment celle de 2011 ?
Cette libéralisation a braqué sur Paris tous les projecteurs du marché de l’art français. Depuis, les grosses sociétés parisiennes récupèrent la très grande majorité des objets les plus demandés. En ce qui nous concerne, cette réforme a donc fait notre bonheur, mais je regrette ses conséquences sur l’image du métier, et la centralisation excessive qu’elle a occasionnée, détériorant ainsi le maillage des sociétés de vente autrefois présentes sur une plus grande partie du territoire français.
Pourriez-vous nous expliquer les mécanismes à l’œuvre dans la fixation de la cote d’un artiste ?
C’est un processus lent et progressif. La condition sine qua non pour avoir une cote stable est de produire un nombre important d’œuvres. La cote de Picasso ne peut pas baisser, car ses tableaux circulent énormément et les gens qui achètent à prix d’or ces oeuvres en vente, maintiennent de ce fait la cote de ceux qui ne sont pas sur le marché. Des acteurs modernes comme Artprice assurent par ailleurs une certaine transparence dans le niveau des prix et les critères en jeu (la taille, la date, le mouvement, etc.)
Comment êtes-vous affectés par la crise du Coronavirus ? Vous attendez-vous à une reprise forte dès la réouverture des salles de ventes ?
Nous avons mis en place des ventes en ligne qui ont très bien marché. Le journal Les Echos a couvert notre vente en live du 15 mars lors de laquelle nous avons battu des records. Je ne me fais aucun souci pour la reprise. Nous nous adapterons en augmentant le nombre de ventes, et en allongeant notre période d’ouverture.
Quelle est la composition de votre clientèle ?
Les plus grands collectionneurs sont épaulés par des marchands professionnels qui gèrent leurs acquisitions. On ne connaît pas toujours les acteurs qui sont derrière ces agents. Par ailleurs, 75% de nos clients sont étrangers, en grande majorité européens. Tout ne part donc pas aux Etats-Unis et en Russie, même si ces deux nations sont effectivement plus présentes que les autres.
Selon vous, comment pourrait-on faire de l’art un centre d’intérêt de la jeunesse ?
Le rôle du ministère de la Culture est déterminant. Malheureusement, il ne fait pas le nécessaire concernant le patrimoine et le mobilier artistique. Plusieurs de nos ministres y ont été indifférents, car ils sont prisonniers d’un positionnement électoraliste, et préfèrent plaire à la masse qui comprend mieux le street art qu’une peinture du XVIIe siècle. Par exemple, les dernières éditions du journal Connaissance des Arts ne traitent plus des arts anciens, mais seulement des arts ultracontemporains.
Pour finir sur une touche plus philosophique, quelle définition de l’art donneriez-vous ?
Je n’ai pas fait beaucoup de philosophie, mais je vais faire de mon mieux ! Je crois que l’art est ce qui différencie l’homme de l’animal. L’animal mange, boit et dort. Un homme fait de même pour vivre, mais en plus, il crée et même lorsqu’il ne crée pas, il regarde et il apprécie.
Interview menée par Arthus Bonaguil.