INTERVIEW – Dans un entretien accordé en exclusivité au journal La Fugue, Christophe Lasserre-Ventura, s’exprime sur son activité et sur sa vision du handicap.
Christophe Lasserre-Ventura est le président de la fondation Perce-Neige créée par son grand-père Lino Ventura en 1966. Cet organisme caritatif reconnu d’utilité publique depuis 2016, œuvre depuis plus de 50 ans au service des personnes handicapées et de leur famille. Il a pour vocation de fournir un cadre de vie à ces « personnes pas comme les autres » comme les appelait Lino Ventura. Le perce-neige est une fleur qui traverse le manteau neigeux et parvient à éclore malgré des conditions naturelles difficiles. Comme son nom l’indique symboliquement, l’ambition de cette fondation est donc de permettre aux personnes handicapées de s’épanouir en acceptant leur différence.
LA FUGUE. - Pourriez-vous nous expliquer la raison pour laquelle votre grand père Lino Ventura a décidé de créer la fondation Perce-Neige ?
Christophe Lasserre-Ventura. – Mes grands-parents ont eu quatre enfants dont Linda, la troisième, qui était infirme moteur cérébral. Elle est née en 1958, et à l’époque, il n’existait pratiquement aucune structure d’accueil pour les enfants en situation de handicap mental. Mon grand-père a donc décidé de mettre sa notoriété au service de cette cause et a créé l’association Perce-Neige en 1966, pour offrir à Linda et à d’autres enfants dans son cas, une structure d’accueil qui leur permette d’être pris en charge.
Quelles sont aujourd’hui les infrastructures de Perce-Neige pour accueillir ces « enfants pas comme les autres » ? De combien de maisons disposez-vous ? Quel est votre fonctionnement et quels profils accueillez-vous ?
On dénombre une quarantaine de maisons sur l’ensemble du territoire. Les profils accueillis sont de tout type : on couvre l’intégralité du champ du handicap mental, de la trisomie 21 à l’X Fragile (la première cause de retard mental héréditaire, ndlr), en passant par le syndrome de Gille de La Tourette, le polyhandicap et l’autisme lourd. On a même un établissement pour les personnes atteintes du syndrome d’enfermement (le patient reste conscient avec l’ouïe et la vue intactes, mais il est totalement paralysé et incapable de parler, ndlr).
On peut diviser nos établissements en trois grands types :
Tout d’abord les foyers de vie qui accueillent des populations assez autonomes, capables de parler, et dotées d’une certaine forme de mobilité. Certains travaillent même dans des établissements ou services d’aide pour le travail qui leur ouvrent les portes de l’insertion professionnelle. A l’autre bout du spectre, il y a les maisons d’accueil spécialisées recevant des personnes lourdement handicapées, souvent alitées ou en fauteuil, qui ont besoin d’être assistées par une tierce personne pour tous les actes de la vie quotidienne, comme se nourrir et se laver. Entre les deux, il existe un statut hybride dont une partie du financement est assuré par l’Etat.
Pourquoi faire appel à Perce-Neige au lieu d’une aide à domicile ? N’existe-t-il pas le danger que le personnel aidant se substitue complètement à la famille naturelle des personnes en situation de handicap ?
Les parents vieillissent et finissent par disparaître, et les fratries ne sont pas toujours existantes ou disposées à prendre le relai. Quand on accueille des gens à Perce-Neige, c’est à vie, (sauf complication de santé nécessitant une hospitalisation).
Pour certains types de handicap, ce sont des prises en charge qui sont très lourdes, qui nécessitent des équipements que les familles n’ont pas les capacités financières et psychologiques d’assumer. Beaucoup de mères seules, sont complètement débordées face au handicap de leur enfant, parfois violent dans le cas de l’autisme par exemple. Elles ne peuvent tout simplement pas prendre correctement en charge leur enfant. Nos structures permettent de décharger les parents de cette difficulté.
Cela ne se fait jamais sans déchirement. Pour des parents, mettre des enfants en maison est toujours difficile, mais une fois que la première étape est franchie, ils s’aperçoivent que leur enfant gagne en autonomie, évolue dans un environnement adapté, accompagné par des professionnels. Il se crée son propre réseau, ses propres amis et sa propre vie, ce qui est une source d’épanouissement. Ils acceptent alors mieux cette séparation déchirante mais in fine profitable, à la fois pour les personnes en situation de handicap et pour les familles.
Les aidants ne se substituent jamais aux parents. Si des affinités se créent forcément comme dans toute organisation humaine, on est par ailleurs très vigilants à ce qu’il n’y ait aucune substitution ce qui serait très mal venu de la part de nos salariés.
Quelles sont les projets que vous nourrissez pour votre association ? Souhaiteriez-vous mettre en place de nouveaux types d’accompagnement, ou des nouvelles maisons ?
Il faudra toujours s’occuper de ces « enfants pas comme les autres » comme les appelait mon grand-père. Il y a en ce moment un mouvement de concentration du monde associatif qui est de plus en plus contraignant de par la règlementation. Beaucoup d’associations n’ont plus les moyens d’y faire face. Perce-Neige ouvre ses portes aux associations qui trouveraient un écho dans les valeurs que nous partageons et souhaiteraient nous rejoindre pour unir nos efforts. Par ailleurs, l’objectif aujourd’hui est d’augmenter l’inclusion des personnes en situation de handicap dans la société actuelle, ce qui nécessite une évolution des modèles de nos maisons.
Comment la situation de ces personnes handicapées et donc différentes des autres a-t-elle évolué dans la société française depuis la fondation de Perce-Neige ?
Jusqu’en 1975, il n’y avait même pas de cadre législatif pour héberger les personnes en situation de handicap dans des structures ad hoc. Si on remonte au début du XXème siècle, le handicap était même tabou, on n’osait pas montrer un enfant handicapé. On a donc bien progressé en ce sens, mais un certain nombre de préjugés demeurent. Les pays d’Europe du Nord ont franchi une étape supplémentaire en termes d’inclusion. On est sur la bonne voie mais il reste pas mal de chemin.
A vos yeux quelle est la mesure la plus urgente pour améliorer la situation des personnes handicapées mentale ?
Il manque quarante mille places pour accueillir les personnes en situation de handicap mental. Ces dernières restent donc en famille, alors qu’elles auraient besoin d’un environnement plus adapté, d’autres sont en maison de retraite alors qu’elles n’y ont pas leur place précisément parce qu’elles sont handicapées, et qu’elles n’y sont pas correctement aidées. Enfin, beaucoup sont placés en hôpital psychiatrique alors que le handicap mental n’est pas une maladie mais un état. Ce ne sont donc pas des malades mentaux. On ne souffre pas du handicap mental et l’on n’a pas besoin d’en être soignés. Il appelle simplement un accompagnement particulier.
A notre époque, de plus en plus de personnes perçoivent le handicap comme un fardeau. De nombreux ménages refusent d’accepter la naissance d’enfants handicapés en les considérant seulement comme des poids pour leur famille. Certains vont même jusqu’à penser que la vie de ces personnes différentes des autres ne vaut pas la peine d’être vécue. Qu’avez-vous envie de leur répondre ? Pensez-vous vraiment qu’au niveau de l’ensemble de la société, ces personnes handicapées sont des atouts forts de leurs différences ? Qu’auraient-elles à apporter au reste de la société ?
J’invite ces gens-là à venir partager un moment avec des personnes handicapées mental. C’est souvent par méconnaissance que l’on porte des jugements de cette nature. Je pense que les gens qui ont cette vision du handicap n’ont jamais véritablement connu le handicap et ne savent pas ce que c’est. En réalité, les personnes handicapées ont plus de choses à nous apprendre que nous en avons à leur apporter. Il faut vivre et échanger avec ces personnes pour se rendre compte à quel point elles sont plus dans la vérité que nous le sommes. En effet, ce sont des gens tellement transparents qu’ils ne sont pas dans le superficiel et le paraître mais dans l’être, dans la réalité et la vérité. Ils sont plus profonds que nous, même s’ils n’ont pas les mêmes capacités à s’exprimer que nous. Voilà ce que je leur réponds : venez passer un moment avec nous et on en rediscute !
Nos lecteurs sont majoritairement étudiants, que pourraient-ils faire pour vous aider ?
Ne détournez jamais le regard quand vous croisez un handicapé mental. Vous ne devez pas en avoir peur. Essayez de dépasser vos propres appréhensions qui vous renvoient à vos limites. Il faut essayer de les comprendre, d’aller vers eux. Ils seront susceptibles de vous ouvrir les yeux sur un certain nombre de valeurs. Vous en ressortirez enrichis moralement. De façon plus pratique, vous pouvez prêter main forte dans des maisons proches de votre établissement, une fois par mois par exemple. Il y a des milliers de possibilités mais le message principal est d’apprendre à aller vers l’autre en dépassant cette appréhension liée à la différence.
Interview menée par Arthus Bonaguil