Dans un entretien accordé en exclusivité au journal La Fugue, Camille Romain des Boscs a accepté de nous parler de Vision du Monde. Elle dirige depuis 2014 cette ONG qui est la première association de parrainage d’enfants au monde.
Samedi matin, 10h10, Camille Romain des Boscs allume sa caméra et nous voyons passer en arrière-plan un de ses trois enfants : ses activités de défense des droits des enfants dans le monde ne semblent pas l’empêcher d’assurer l’éducation de ses propres enfants. Mère de famille, détentrice d’un master en histoire contemporaine, directrice d’une association à l’action internationale, Camille Romain des Boscs est assurément une femme remarquable. Par-delà les frontières physiques, elle engage depuis dix ans toute la force de son esprit et de son cœur dans la défense des plus démunis avec l’association Vision du Monde et la confiance de 35 000 donateurs en France.
Que diriez-vous des 10 années passées au sein de l’association ?
Ce sont 10 années qui ont été intenses dans une association passionnante, tant au niveau des missions que de sa vision des choses. Nous y vivons avec beaucoup de professionnalisme une conception très belle et concrète de l’aide à l’autre. Pour ma part, j’essaie d’apporter mon cœur et mon intelligence à cette aventure pour que l’expérience du don soit une expérience qui transforme non seulement les conditions de vie des personnes aidées, mais aussi les cœurs.
Votre action consiste à organiser le parrainage d’enfants par des donateurs pour les soutenir financièrement, et si nous vous comprenons bien il n’est pas qu’un lien matériel…
…Exactement, c’est un don incarné : une personne donatrice a un ou une filleule qu’elle soutient financièrement, mais qu’elle encourage aussi à travers une correspondance plus ou moins régulière ; elle aura aussi la possibilité de rencontrer son filleul si elle le souhaite. Il y a ainsi un soutien moral qui s’instaure entre le parrain ou la marraine et l’enfant. Cependant, quand vous soutenez un enfant, vous soutenez aussi sa communauté, car le don lui profite ainsi qu’à l’ensemble de sa communauté. Il représente aussi sa communauté et nous pouvons dire que pour 1 enfant parrainé, ce sont en fait 5 enfants qui profitent de votre don. Il y a une double dynamique au sein de notre œuvre.
Comment votre projet apporte-t-il concrètement une aide à l’enfant puis à sa communauté ?
Les projets menés par Vision du Monde ont pour objectif d’améliorer les conditions de vie des enfants, mais aussi d’éliminer les causes structurelles de la pauvreté pour instaurer un changement durable dans le quotidien des populations concernées.
En ce qui concerne la scolarisation des enfants dans les régions pauvres par exemple, ce qui nous intéresse le plus n’est pas tant de construire une école, mais de comprendre pourquoi les enfants ne vont pas à l’école. Il peut y avoir des biais culturels mais c’est souvent à cause d’un accès à l’eau difficile : les petites filles vont chercher l’eau à des kilomètres, ce qui les empêche d’aller à l’école. Ou encore, certaines adolescentes ne peuvent pas aller en cours lorsqu’elles ont leurs règles car l’école n’est pas équipée de toilettes. Nous cherchons à comprendre la chaîne de causalité qui explique le problème sur lequel nous nous penchons.
Quelles priorités fixez-vous aujourd’hui au sein de votre projet humanitaire ?
Tout est très lié, il est donc difficile de répondre de manière univoque. Aujourd’hui, la pandémie a exacerbé les violences faites aux enfants. Dans certains pays, l’école est fermée depuis des mois et les enfants sont enfermés chez eux ; pour information, on a observé une augmentation de 30% des mariages d’enfants.
Notre enjeu principal, c’est la protection des droits fondamentaux des enfants : qu’ils puissent grandir dignement parmi les leurs et qu’ils aient des perspectives d’avenir. La protection au sens large est un sujet fort cette année, dans la mesure où la pandémie a entraîné la paupérisation de nombreuses zones.
Dans quelle mesure votre action s’exerce-t-elle aussi en France ?
En France, Vision du Monde organise surtout des actions de sensibilisation pour que les gens soient informés et qu’ils puissent participer à l’action que nous portons. Nous avons aussi la Fondation Vision du Monde qui, en France, travaille en collaboration avec d’autres associations pour lutter contre la violence faite aux enfants. Mais notre domaine d’action se situe plutôt dans les pays où les populations font face à des défauts structurels ; notre mission ici a plus un rôle de lanceur d’alertes, comme je le disais tout à l’heure : opérer une transformation des cœurs et des esprits.
Pour en venir au sujet de réflexion du mois choisi par La Fugue, quelle conception de la frontière peut avoir une ONG qui exerce son activité dans 97 pays à travers le monde ?
À vrai dire, nous nous intéressons moins à la frontière pour elle-même qu’à ce qui se passe entre ces frontières ou autour d’elles. Les pauvretés et les inégalités que nous combattons résultent très souvent de conflits intra-étatiques : combats pour l’accès aux ressources, rivalités ethniques, etc. Je dirais que pour nous, le sujet n’est plus la frontière aujourd’hui, mais plus les causes profondes des conflits qui font ensuite que des personnes cherchent à passer ces frontières.
La fermeture des frontières liée au contexte sanitaire gêne-t-elle votre action ? Si oui, dans quelle mesure ?
Notre mode de fonctionnement nous permet de continuer d’exercer notre activité malgré les nouvelles contraintes frontalières. Nous fonctionnons depuis toujours en nous appuyant sur des équipes locales qui vivent au plus près des projets et des populations que nous aidons. Cependant, il faut aussi prendre en compte les mesures instaurées par les États à l’intérieur des frontières : les couvre-feux – au Sénégal par exemple – gênent forcément une partie de notre activité.
Par contre, la fermeture des frontières a perturbé le lien entre les donateurs et les enfants. Et c’est un principe important de notre association car ce lien enrichit le donateur et apporte un soutien psychologique essentiel à l’enfant. En Mongolie par exemple, cela fait des mois qu’il n’y a pas eu d’échange entre les enfants et leurs parrains car le courrier n’est même plus acheminé.
Quand estimez-vous que votre objectif est atteint et que vous pouvez retirer vos équipes locales ?
Le but est de ne plus avoir de boulot ! Nous cherchons à rendre ces communautés autonomes dans un travail de partenariat. Dans un premier temps nous évaluons avec les populations les problèmes et la façon dont nous pouvons les résoudre ; cette phase “d’audit” dure environ deux ans. Ensuite, nos programmes s’étendent sur un temps long, une grosse dizaine d’années, pour avoir le temps d’engager des actions structurelles. Le but n’est pas de se substituer à l’État, mais de renforcer la société civile (professeurs, etc.) dans le respect des fonctionnements locaux pour ensuite entraîner un investissement des structures étatiques.
À long terme, quelle vision du monde avez-vous pour tous ces enfants à qui vous apportez une aide considérable ?
(Un temps)… En ce moment les indicateurs sont plutôt inquiétants… ce pour quoi j’œuvre, à la fois dans ma famille et dans mon activité professionnelle, c’est un monde de dignité et de choix dans lequel les frontières que peuvent représenter le manque d’éducation et de formation ne seraient plus un problème. Si dans 50 ans Vision du Monde n’existait plus, ce serait bon signe, mais je ne suis pas naïve.
Interview menée par Ysende Debras et Alban Smith