Dans un entretien accordé en exclusivité au journal La Fugue, Michel De Jaeghere livre son regard sur la culture. Directeur de rédaction du Figaro Histoire et des Figaro Hors-Série, il est au cœur de la réflexion sur notre identité, notre Histoire en un mot notre culture. Alors que cette dernière est brocardée et mise au rang des indésirables, Michel De Jaeghere revient dessus et nous donne toutes les clés pour saisir son importance, son caractère humain et humaniste.
Pour commencer, quelle est votre définition de la culture ?
Le mot vient de Cicéron : il se rattachait initialement à la culture de la terre et au culte des morts. Il est significatif que le mot culture soit ainsi lié à l’idée d’enracinement, de passé et de piété filiale. Il renvoie, chez Cicéron à l’idée que l’âme est comme la terre : elle doit être cultivée, et cultivée par la philosophie. Si bien que la culture est un acte, un principe actif (et non un “bagage”) qui permet d’éduquer l’âme pour la rendre sensible au beau et au bien, et qui l’amène à la contemplation du vrai. Cela répond à l’éternelle question sur son “utilité”. Il faudrait parler de culture de l’âme. L’américain Allan Bloom a fait, dans L’âme désarmée, le point sur ce qui arrive à notre civilisation avec la disparition de la culture générale. Il a montré à quel point cette privation du trésor d’expériences contenu dans les grands livres, les grandes oeuvres livrait les esprits “désarmés” à la tyrannie de l’instant, et les conduisait à vivre dans un monde où tout paraît sans précédent, où rien ne peut être valablement hiérarchisé. La culture est d’abord une école de discernement. Elle nous permet de nous connaitre et de nous reconnaître dans un monde qui a été, avant nous, longuement exploré par de grands esprits dont la précieuse expérience est un enrichissement dont il serait criminel de se priver.
Quel est le lien entre culture et civilisation ?
Si la culture renvoie à la terre et aux ancêtres, à l’héritage, la civilisation renvoie à la cité : c’est ce qui rend la vie en cité possible et en même temps ce que la vie en cité rend possible. La cité est le lieu de la rencontre (c’est un carrefour d’hommes et d’idées) mais surtout de la délibération sur le Juste et le Vrai. Dans civilisation, il y a donc l’idée de rencontre des cultures et de confrontation d’héritages différents, d’appréciation critique. La culture est une transmission, un héritage, elle implique un enracinement, mais comme nous sommes corps et âme, notre esprit est capable de dépasser cet enracinement par la confrontation avec d’autres traditions, d’autres cultures, pour s’ouvrir à ce qui est universel, ce qui est commun à toute l’espèce humaine et qui dépasse l’horizon de notre famille, de notre tribu, de notre peuple. La civilisation est ce moment où la tradition devient critique. Ou au contact d’autres cultures, notre héritage fait l’objet d’un respectueux émondage et, sans être renié, s’enrichit en assimilant les apports extérieurs qui ont pu être triés, appréciés, critiqués, adoptés. C’est ce moment où notre capacité à penser l’universel nous permet de porter un regard critique sur notre héritage et de le renouveler. La civilisation, c’est le renouvellement d’un passé, certes accepté, mais transcendé à l’aune de l’esprit critique, loin de toute fixité mortifère sur un héritage momifié. Conserver, c’est renouveler.
Cela veut-il dire qu’il faut être ouvert d’esprit ?
Il y a un équilibre à trouver. La traduction littérale du titre américain de L’âme désarmée de Bloom est : La fermeture de l’esprit américain. Lévy Strauss a montré que toutes les cultures se sont toujours considérées comme supérieures aux autres. Le constat a conduit les élites occidentales à mettre leur propre héritage en procès. A proclamer la relativité de toute chose et la valeur équivalente de toutes les cultures. Or la culture occidentale est, dans l’histoire, la seule qui se soit intéressée et ouverte aux autres et qui ait tenté de les juger et de se juger elle-même en fonction d’une idée du Juste, du Beau et du Vrai. Les Grecs ont les premiers établi une échelle de valeur extérieure, qui ne juge pas de la valeur des choses d’après leur seule conformité aux usages, aux coutumes, mais en les confrontant à la contemplation de l’ordre du monde. En relativisant la civilisation occidentale, nos élites ont ignoré cette spécificité. Ils ont mis la civilisation occidentale sur un pied d’égalité avec toutes les autres cultures. Or celles-ci se jugent toutes supérieures, et elles n’ont pas les moyens conceptuels de se juger elles-mêmes. On a, par-là, promu au nom de l’ouverture à l’autre la fermeture des esprits au Vrai, le repli de chacun sur sa « communauté ».
Athènes elle-même était encerclée sur terre par des remparts pour se protéger, parce que contrairement à l’idée imbécile selon laquelle les murs seraient illégitimes, il n’est pas de cité, partant, pas de civilisation sans protection, sans frontière. Mais elle était aussi ouverte sur la mer. Elle attirait à elle idées et de productions venues de toute la Méditerranée (de Babylone, de Perse, de Syrie ou d’Egypte, d’Italie, de Carthage.),à l’abri des remparts qui lui permettaient de rester celle qu’elle était. Il me semble que c’est une belle image de la civilisation. Les Grecs étaient un peuple de marins prompts à explorer la mer immense, mais capables aussi de s’aligner comme un rempart de bronze pour défendre leur patrie, leur cité. Le miracle grec n’a pas eu d’autre secret.
Quelle est votre définition du classique ?
Une belle définition du classique est donnée par Maurras à propos des Grecs : “Ils ont surpris le grand secret qui n’est que d’être naturel en devenant parfait. Tout art est là, tant que les hommes seront hommes.” Le classicisme, c’est l’alliance de l’observation des invariants de la nature humaine avec notre aspiration à la perfection. C’est ce qui est Beau en étant Vrai. Ce n’est pas une beauté imaginaire et inaccessible, non plus qu’une vérité prosaïque et laide. Il s’agit, comme les statues grecques, de rester à l’échelle humaine (au contraire des colosses d’Egypte ou de Babylone), mais en l’élevant à un stade supérieur qui en exprime l’essence même. Représenter quelque chose qui nous ressemble, mais en mieux. Le classique remplit la fonction de la culture telle que l’a définie Cicéron : c’est un chemin pour cultiver l’âme. Elle a quelque chose de religieux, parce qu’elle mène en définitive à Dieu.
Qu’est-ce que conserver ? Est-ce garder tel quel, coûte que coûte ? Est-ce mettre au goût du jour pour séduire ?
L’idée de conservation du patrimoine date du XIXe siècle, au moment où on l’on a su tout reproduire, tout faire, grâce aux progrès de la technique, mais où, en même temps, en architecture, en sculpture (ce n’est pas aussi vrai pour la peinture et pas du tout pour la littérature où les ruptures ont été plus tardives) on a arrêté de créer des formes nouvelles, comme si notre inventivité s’était épuisée. Le XIXe siècle a été en architecture le siècle du pastiche, pas du tout celui de l’originalité. La conservation du patrimoine est apparue dans ce contexte. On n’avait pas auparavant le même respect pour le passé : on finissait une cathédrale en changeant de style, comme à Chartres où les deux flèches sont dissymétriques. A la fin du XIXe siècle, le patrimoine est devenu d’autant plus précieux que nous avons eu la conscience obscure que nous n’étions plus capable de faire aussi bien que nos devanciers. Les créateurs ont essayé de se renouveler en multipliant les ruptures de formes. Mais celles-ci étaient plus étonnantes que belles. Elles ont entretenu une nostalgie de la beauté passée, que nous nous sommes efforcés de sauver parce qu’on n’était plus capable de la renouveler. La modernité est fondée sur l’idée de rupture. Quand la tradition était vivante, on alliait les styles, et cela fonctionnait parce qu’on avait la même conception du monde. Aux époques précédentes, on n’avait pas peur de faire du neuf, parce qu’on avait la même âme, la même aspiration que les artistes du passé. Quand on avait refait le chœur de Notre Dame, au XVIIe siècle, on n’avait pas craint d’y placer une statuaire qui n’était nullement inspirée de la sculpture gothique. Elle s’était pourtant magnifiquement mariée avec l’architecture qui l’avait précédée de plusieurs siècles. Pour la reconstruction actuelle, le problème n’est donc pas architectural, il est civilisationnel : on ne croit plus en Dieu, comment reconstruire une église ? Les projets qui ont fleuri prévoyaient des promenades piétonnes pour que les bobos puissent faire, le dimanche leur promenade en jouissant de la vue sur la Seine. Cela n’avait aucun sens parce que c’était en contradiction avec l’essence même de ce qu’est une cathédrale. Quand une époque est en rupture avec les précédentes, elle a plus de mal à se marier avec elles : soit elle saccage (pour faire du neuf), soit elle met dans le passé une bulle aseptisée (pour conserver le Beau, mais c’est une beauté quelque peu momifiée).
Comment expliquer le mépris de nos dirigeants pour l’Histoire ? Notamment avec le débat autour de la commémoration du bicentenaire de la mort de Napoléon…
L’enjeu est avant tout politique. On essaie aujourd’hui de nous imposer un changement de culture et de peuple, Si l’on criminalise tous les personnages de notre passé, c’est d’abord pour nous ôter l’envie de perdurer, pour nous faire consentir à notre disparition. On dit que l’Occident est animé par la haine de soi : je pense que c’est faux. Nos élites s’adorent, mais elles ont la haine de leurs pères, parce qu’elles les ont reniés, faute de vouloir se plier elles-mêmes aux disciplines qui leur avaient permis d’édifier la civilisation dont elles ont hérité. L’hédonisme et la nouvelle philosophie post 68 ne fonctionnent que par la criminalisation du passé, donc par le reniement. Cette rupture avec notre héritage ne se justifie que par la criminalisation de cet héritage : Vichy, la colonisation, mais aussi l’histoire de l’Occident en général.
Selon un sondage Ipsos, en 2020, 78% des Français ont le sentiment que la France est “en déclin”. Comment un pays ayant une assise culturelle aussi forte et aussi rayonnante que la France peut en arriver là ?
Les Français ont un sentiment général de déclin en raison de l’inefficacité d’un État, tentaculaire et impuissant, Cet Etat confisque la moitié de la richesse nationale et il s’est révélé incapable d’empêcher l’invasion de notre territoire, le recul de notre culture, l’abdication de notre souveraineté. Ce qui m’étonne le plus avec ce chiffre, ce sont les 22% restants. Comment peuvent-ils croire que la France n’est pas en déclin ?
La cancel culture est un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur dans notre espace d’expression. Cela représente-t-il un réel danger pour notre patrimoine matériel et immatériel ?
Selon Pierre Bourdieu, la culture est faite pour permettre aux élites de se reproduire : les familles bourgeoises imposent la culture générale comme un signe de reconnaissance leur permettant de conserver le pouvoir. Ces idées ont inspiré les réformes de l’Education nationale, qui ont entrepris, avec un certain succès, de multiplier le nombre des illettrés. Ceux-ci sont désormais une proie facile pour les manipulateurs qui ont entrepris de criminaliser notre héritage afin de nous amener à consentir à notre propre disparition.
Propos recueillis par Ombeline Chabridon et Alban Smith