L’histoire contemporaine a suffisamment montré que les médias pouvaient représenter de formidables outils au service du pouvoir politique. Mais l’œuvre de Hannah Arendt permet aussi de penser qu’ils peuvent être cet autre pouvoir politique apte à suppléer aux institutions lorsqu’elles renoncent à l’exigence d’un discours véridique.
Ce film illustre une époque et interroge tant les rapports des médias et de la politique que la valeur de l’information, c’est-à-dire son aptitude à dire la vérité des hommes et des choses.
Le film Citizen Kane, écrit et réalisé par Orson Welles qui y tient aussi le rôle principal, dresse le portrait d’un magnat de la presse américaine : milliardaire, homme politique, collectionneur inassouvi, Charles Foster Kane a acquis son influence par les médias et en particulier par la presse écrite. L’intrigue débute par une invraisemblance : seul le spectateur entend le mot rosebud, « bouton de rose », prononcé par le personnage principal au moment de mourir, et c’est pourtant ce mot qui préside à l’enquête menée par un journaliste pour cerner le mystère de la vie du personnage. Par ce contrat de lecture, le spectateur est le confident du secret du personnage et partie-prenante de l’action
Vérité et Politique
Le problème fondamental autour de la notion d’information réside dans l’écart entre la réalité et le monde politique. Cette dichotomie fait l’objet d’un long chapitre dans La crise de la Culture d’Hannah Arendt. L’auteur juge que le domaine politique, en raison des intérêts, c’est-à-dire des objectifs transitoires qui y président, n’est pas le lieu de l’élaboration d’un discours véridique. La vérité est donc de nature « non politique et, virtuellement anti politique ». Plus que la sphère du pouvoir, c’est l’ensemble du domaine politique que vise Hannah Arendt, établissant une contradiction entre un discours partial et un discours véridique : « Il n’est guère de figure plus susceptible d’éveiller un soupçon justifié que le diseur professionnel de vérité qui a découvert quelque heureuse coïncidence entre la vérité et l’intérêt ». La rigueur d’une telle observation s’inscrit dans une critique des nations modernes et renvoie aux systèmes de propagandes politiques, ainsi qu’aux médias de masse.
Cette incompatibilité entre la vérité et la politique est illustrée par le rapport que notre société entretient avec son histoire, et correspond au refus des pouvoirs politiques d’établir leur action à travers une permanence du monde : « Si le passé et le présent sont traités comme des catégories du futur, c’est-à-dire ramenés à leur état antérieur de potentialité, le domaine politique est privé non seulement de sa principale force stabilisatrice, mais du point de départ à partir duquel changer, commencer quelque chose de neuf ».
Si la vérité des faits historiques ou des événements présents est sans cesse discréditée, aucune permanence ne peut être assurée et aucun avenir envisagé.
La contingence des faits
La fragilité de la vérité des faits dans le domaine politique tient à la contingence des faits. Et l’idée que ce qui est advenu aurait pu ne pas advenir acquiert une force particulière, une fois admise dans un système philosophique. C’est le point de départ de la théorie de la connaissance de Kant ; inspirée du scepticisme de Hume (1711-1776), elle énonce la supériorité de la connaissance pure sur la connaissance empirique, de la connaissance du sujet sur la « désolante contingence » des faits. « La ténacité intraitable et irraisonnable de la pure factualité », pourtant gage de certitude, rejoint le domaine de l’opinion et laisse alors place à l’idéologie pour présider à l’action des hommes. Tel est le phénomène que les régimes totalitaires donnent à voir.
C’est en dehors de la sphère politique que Hannah Arendt cherche donc les ressources pour reconnaître une permanence du monde, seule capable de répondre à la contingence des faits, et qu’elle montre une prédilection pour la Littérature et l’Histoire. L’origine de « cette passion curieuse, inconnue en dehors de la civilisation occidentale, pour l’intégrité intellectuelle » se situe, selon elle, dans le récit de la guerre de Troie livré par Homère puis dans l’œuvre d’Hérodote. La philosophe souligne ainsi que par la littérature, les faits échappent à la contingence pour porter une valeur universelle et l’histoire opère la « réconciliation avec la réalité », selon l’expression d’Hegel, à travers la transformation du passé en un discours intelligible.
La fonction du discours médiatique
On peut dès lors concevoir le discours médiatique comme la possibilité d’un discours véridique au sein même de la sphère politique. Le philosophe Régis Debray, initiant le concept de “médiologie”, analyse les médias à travers la notion de “médiation”, qui désigne la « matrice de sens » déterminant le contenu transmis : le procédé d’information (le texte, l’image, la parole), le code social de communication (la langue), le support physique (le papier, la télévision) et le dispositif (le journal, les réseaux sociaux, les émissions…) sont autant de médiations qui forment un cadre à l’information. Le fait rapporté et inscrit dans de tels cadres dépasse la rigueur de l’objectivité scientifique pour s’adresser à l’intelligence politique des hommes qui consiste à intégrer le fait dans une histoire ou dans une analyse sociale, politique, individuelle…
Cette observation oblige à considérer l’information au prisme du discours humain. Dans la philosophie d’Aristote, le logos désigne à la fois la pensée et la parole et distingue donc l’homme de l’animal : « Seul de tous les animaux, l’homme a la parole. Certes la voix est signe de la peine et du plaisir et c’est pourquoi elle appartient également aux autres animaux […] mais la parole est faite pour exprimer et manifester l’utile et le nuisible ainsi que le juste et l’injuste » (Politiques, I, 2). L’homme est ainsi incapable d’une parfaite objectivité ; son mode de communication l’oblige à transformer le fait en discours intelligible. L’information se rapporte directement à ce discours parce qu’elle désigne étymologiquement le processus par lequel l’homme adjoint une forme à une matière, façonne pour représenter. Cette conception de l’information est loin de l’acception moderne du mot qui ne renvoie qu’à une pure factualité et qui n’offre au spectateur ou au lecteur qu’une lecture émotive du réel.
A l’instar de la Littérature et de l’Histoire, le discours médiatique possède donc une fonction politique : quelles que soient ses critiques, ce discours peut être « d’enseigner l’acceptation des choses telles qu’elles sont », selon l’expression d’Hannah Arendt, et être le dernier lieu d’une parole politique véridique.