A l’ère numérique, les flux de données sont omniprésents et servent dans tous les domaines de la société. La maîtrise des câbles sous-marins qui les acheminent est donc vitale pour les puissances qui se la disputent.
L’information : nerf de la « guerre hors-limite »
Sous les décombres du communisme, beaucoup attendaient la floraison d’une société pacifique fondée sur l’avènement des démocraties et le triomphe des droits de l’homme.
Pourtant, l’histoire ne s’est pas arrêtée là. La guerre, loin d’avoir disparu, a discrètement réinvesti tous les pans de la société. Ce qui devait poser les jalons d’un village global heureux (libre-échange, ouverture des marchés de capitaux, hyperconnexion des territoires) a en fait étendu le domaine de la guerre. Elle est comme l’Hydre des douze travaux d’Hercule : coupez-lui la tête, il lui en repoussera deux. Les États sont la cible de nouvelles menaces qui multiplient les enjeux de sécurité. Cyberattaques, raids financiers, ou encore guerre médiatique sont autant de nouveaux visages de la guerre militaire.
Qiao Liang et Wang Xiangsui, deux officiers de l’armée de l’air chinoise, ont théorisé, à la fin des années 90, ce que serait la guerre au XXIème siècle : une « guerre hors-limite ». Il s’agit de « gagner la guerre en faisant la guerre en dehors de la guerre et remporter des victoires sur un champ de bataille autre que les champs de bataille classiques ». Dans ce cadre, ils considèrent que la combinaison de nouvelles armes sera le moyen de faire plier les autres puissances. Il s’agit donc davantage de contrôler l’ennemi que de le tuer, surtout à une époque où les pertes humaines ne sont plus acceptées par l’opinion publique, dans les sociétés occidentales du moins. La guerre entre les grandes puissances emprunte donc de nouvelles formes, mais son essence qui est la contrainte par la force demeure, et les dommages causés par les “guerres secondaires” sont bien réels. Un effondrement de la bourse peut provoquer des dégâts plus graves qu’une confrontation armée. C’est ainsi que les conflits se sont immiscés dans la brèche créée par la révolution numérique. Le développement de plus en plus rapide du cloud – dans lequel les données circulent – tend à englober tous les pans de la société, donnant une nouvelle dimension au monde et donc de nouvelles occasions de conflits.
Les câbles sous-marins, enjeu d’indépendance
Le cyberespace est trompeur pour qui s’arrête aux qualificatifs qui lui sont attribués : “virtuel”, “dématérialisé”… comme si ce nuage constituait un monde à part, en gravitation au-dessus de la terre. Cette vision erronée peut conduire à oublier les enjeux qu’il engendre.
Frédérick Douzet définit le cyberespace comme une structure en quatre couches. La première est physique et composée de l’ensemble des câbles et des infrastructures qui permettent l’acheminement des données. La deuxième est « l’infrastructure logique » qui assure leur transmission. La troisième est composée des applications qui facilitent l’usage d’Internet pour des utilisateurs souvent étrangers à la programmation informatique. Enfin, la quatrième est constituée de toutes les interactions sociales. On oublie souvent l’aspect physique de ce monde virtuel qui est pourtant « l’épine dorsale » de tout cet organisme.
La quasi-totalité de ces données passe donc par des câbles sous-marins formant un réseau considérable, long de plus de 1,2 millions de kilomètres, et reliant les différentes zones de la planète. Ce ne sont pas moins de 99% des données qui transitent par ces câbles (le satellite ne représentant que 1% de ces échanges). Dans un contexte de confrontation permanente, ils deviennent des cibles potentielles dans le jeu des puissances. Leur coupure peut entraîner des effets dramatiques pour un pays, dans un monde où le numérique couvre toutes les activités humaines : médias, réseaux sociaux, marchés financiers, systèmes de paiements, stockages de données…
En 2017, la coupure d’un câble optique au large de la Somalie l’a plongée dans une apnée qui dura trois semaines. Les pertes financières ont été estimées à 10 millions de dollars par jour. Ce n’est donc pas par hasard si le programme des nouvelles routes de la soie, lancé en 2013 par Xi Jinping, a été assorti d’un projet de routes numériques, permettant de sortir de la domination américaine. Dans cette stratégie pour accéder au rang de première puissance mondiale, la Chine investit massivement dans le développement d’infrastructures de télécommunication et de câbles sous-marins, notamment à travers l’entreprise Huawei Marine. Celle-ci a contribué au déploiement du câble sous-marin PEACE (Pakistan & East Africa Connecting Europe) reliant le Pakistan et la côte est de l’Afrique à Marseille en passant par le canal de Suez, étendant ainsi l’influence chinoise sur tous les continents et renforçant son autonomie. Ce projet a été largement soutenu politiquement par le gouvernement, et financièrement par la deuxième plus grande banque commerciale étatique. La Chine mobilise toute son économie au service de ses visées hégémoniques, et la maîtrise des routes numériques et de l’information en est le cœur battant.
Quelle place pour la France et l’Union européenne ?
La France reste relativement en marge de cette compétition mondiale pour le contrôle des routes sous-marines. Ses nombreuses façades maritimes lui donnent pourtant une place stratégique, ce dont témoignent les vingt-trois câbles sous-marins (contre huit en Allemagne) qui la relient à tous les continents. Le leader Orange Marine en a posé au total près de 230 000 kilomètres et offre des services de maintenance dans le monde entier. Mais contrairement à la Chine et à la Russie qui s’affranchissent de la dépendance américaine, en imposant à leurs ressortissants d’utiliser leurs applications et leurs Datacenters nationaux, les pays européens et notamment la France sont encore dépendants des Etats-Unis : 80% de nos flux repartent vers les Data Centers américains. La concurrence des très puissants GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) s’impose de plus en plus, et, si l’on en croit les prévisions de Jean-Luc Vuillemin (directeur des réseaux internationaux d’Orange), ils devraient contrôler 95% des câbles sous-marins d’ici à 2025. Il affirme même qu’il « est pratiquement acquis que les nouvelles structures des câbles sous-marins deviendront la propriété des GAFAM ».
Sans réelle politique offensive, la deuxième puissance économique mondiale (l’Union européenne avec ses vingt-sept pays membres) peine à favoriser l’émergence de géants européens qui pourraient s’imposer dans le contrôle de cette “épine dorsale”. Alors que des investissements massifs sont exercés par les GAFAM, Facebook en tête, le Vieux Continent n’a pas encore élaboré de stratégie de soutien industriel et d’investissement dans les routes numériques. Voté en 2016, le « Règlement Général sur la Protection des Données » (RGPD), toujours en vigueur aujourd’hui, est une bien faible garantie pour la souveraineté numérique des pays européens. Cette protection normative n’a qu’une portée limitée puisque les activités dans le cyberespace dépassent les frontières, or il est très difficile de faire respecter ses lois lorsque le service utilisé est fourni par une entreprise étrangère.
L’absence de volonté politique forte dans ce domaine ultra-concurrentiel, très peu régulé et pourtant si fondamental, nous empêche de reprendre les commandes et de retrouver notre souveraineté.