Au cœur du bouillonnement des innovations innombrables qui transformèrent la société de la fin du XIXème siècle, tandis que l’industrialisation bat son plein et que s’amorce l’ère de la culture de masse, éclot la grâce onirique des traits d’Alfons Mucha.
Originaire de la Moravie méridionale, dans l’actuelle République tchèque, où il naquit en 1860, Alfons Mucha a défini le style visuel du tournant du siècle, et ses compositions séduisantes aux chaudes couleurs pêche, or, ocre, ou olive, où se dressent de superbes femmes parmi de subtils détails floraux, sont devenues emblématiques des années Belle-Epoque. En plus d’être l’initiateur de l’Art Nouveau, Mucha est aussi l’un des premiers dont la renommée s’est bâtie grâce à la publicité que lui ont accordée les médias naissants.
Mucha affichiste
La fin du XIXème siècle est le début de l’âge d’or de l’affiche à Paris. Grâce au perfectionnement de la lithographie en couleur et à la demande croissante en annonces publicitaires dans la société de consommation émergente, la qualité artistique des affiches connaît des progrès considérables. Les créations de Jules Chéret, d’Eugène Grasset ou encore de Toulouse-Lautrec sont emblématiques de cette nouvelle forme graphique qui dépasse la fonction primaire d’outil publicitaire ; l’affiche devient digne de commentaires critiques et parvient même au rang d’objet de collection.
En cette fin de siècle empreinte de la magie de la modernité, Sarah Bernhardt est l’une des premières personnalités du spectacle à avoir exploité la photographie et les techniques d’impression modernes afin d’élargir son public, ce qui fit d’elle l’actrice la plus visible du monde à cette époque. C’est à partir de 1894 que Mucha commence à travailler pour elle, avec l’affiche d’une nouvelle mise en scène de Gismonda au théâtre de la Renaissance. C’est le coup d’envoi de sa carrière d’affichiste. Sarah Bernhardt y est représentée sous les traits d’une noble byzantine, vêtue d’une splendide tunique brodée d’or et coiffée d’orchidées, une branche de palmier à la main. L’exotisme de l’Orient se joint ici au mysticisme slave dont l’artiste est imprégné depuis son enfance.
C’est au dernier acte que la comédienne portait ce costume, pour la procession de Gismonda le dimanche des Rameaux. L’audace de la conception est visible au premier coup d’œil : le format choisi est inhabituel puisque la divine Sarah est représentée de plain-pied, grandeur nature, tandis que les contours curvilignes rendus par une exquise maîtrise du trait et la délicieuse retenue des couleurs tranchent avec les teintes beaucoup plus vives employées couramment dans les affiches parisiennes du moment.
Par la suite, Mucha reprend la formule qu’il a mise au point pour Gismonda : un grand format vertical et étroit (environ 3 mètres sur 1 mètre) au sein duquel l’unique figure de l’actrice se tient debout, prenant la pose dans le costume représentant le mieux le personnage de chaque pièce. Ainsi La Dame aux camélias, Hamlet, La Samaritaine ou encore Médée, où Mucha rend l’essence de la tragédie par le visage figé de l’actrice, son regard fou et son poing crispé sur le poignard ensanglanté, surplombant le cadavre d’une jeune fille.
La finesse de ces affiches grandioses aux délicates couleurs pastel transforma alors les rues du Paris fin de siècle en expositions d’œuvres d’art en plein air suscitant chez les badauds l’effet d’une révélation.
La consécration dans la presse américaine
A son arrivée à New York en 1904, il est accueilli comme une vedette. Ses affiches sont en effet déjà connues du grand public américain, grâce à Sarah Bernhardt qui se sert de ses créations pour la promotion de ses tournées américaines depuis 1896. L’Exposition universelle de Paris en 1900 a aussi contribué à le consacrer comme représentant majeur du style de l’époque, l’Art nouveau. Son arrivée à New York fait ainsi les grands titres de nombreux quotidiens, tandis qu’il découvre avec stupeur son portrait grandeur nature sur d’immenses affiches placardées dans toute la ville, faisant la publicité de son dessin allégorique Friendship réalisé pour le New York Daily News. Ce dessin, paru le 3 avril 1904, représente l’amitié franco-américaine, personnifiée par deux femmes : une femme brune à l’âge mûr, couronnée de lys et de fleurs de lys, motifs qui réapparaissent sur sa tunique bleue ; elle a la main posée sur l’épaule d’une jeune fille dont la blondeur est couronnée des étoiles du Stars and Stripes qui constellent aussi sa robe, sur laquelle retombent depuis sa coiffure des rubans rouges et blancs, les stripes. Leurs mains sont enlacées sur une couronne de rameaux d’olivier tressés, symboles de l’alliance par excellence.
Enfin, le 4 avril 1904, ce quotidien publie Mucha en première page de son supplément « Arts », numéro qui lui est entièrement consacré, et qui le qualifie de « plus grand artiste décoratif du monde », tandis que le même jour il est le sujet d’un long article dans The New York Herald sous le titre « Mucha, prince des affichistes ».
Mucha au service du nationalisme slave
Fort de cette célébrité offerte par une presse internationale enthousiaste, Mucha met enfin son art au service des aspirations nationalistes slaves, par la réalisation de son grand-œuvre, L’Epopée slave (1910-1928), série d’une vingtaine de très grands tableaux. Envisagée comme une « lumière éclairant les âmes de tous les peuples par ses idéaux limpides et ses avertissements ardents », L’Epopée slave se transforme en un monument commémorant l’unité slave, par la narration de vingt épisodes historiques majeurs qui ont influencé le développement de cette civilisation.
Ainsi L’introduction de la liturgie slavonne (1912) retrace dans une vision fantastique empreinte du symbolisme de la fin du XIXème siècle, l’évangélisation de la Moravie par deux moines orthodoxes, Cyrille et Méthode. La structure de la toile est fortement théâtrale et présente un récit cohérent : à droite, le nonce apostolique du patriarche de Constantinople lit la bulle patriarcale à l’empereur de Grande-Moravie entouré de ses courtisans, tandis que dans l’angle supérieur gauche du tableau apparaît, en parfaite antithèse à cette scène qui allie majesté et lumière, une évangélisation catholique violente et obscure dominée par l’évêque de Rome et l’empereur franc Louis II. Enfin, à l’avant-plan, un jeune homme se détache, le poing serré et la main droite tenant un cercle, symbolisant la force et l’unité slave face à l’adversité.
Art nouveau, art de la poésie et du symbole, animé par l’idéalisme de l’expatrié, le talent de Mucha fut ainsi porté aux yeux du monde par les supports les plus modernes, distillant dans les esprits le charme de la « femme Mucha ». Séduisante, inspiratrice, en pleine santé ou réconfortante, son image constitue la partie centrale des créations de Mucha. Surnaturelle et mystique, souvent ornée des arabesques de sa longue chevelure et de somptueux motifs floraux, elle finit par incarner la nation slave dans toute sa quintessence.