C’est un voilier aux lignes gracieuses, à l’élégance toute nordique des contrées qui l’ont vu naître au début du siècle dernier. Comme les oies de Norvège qu’on voit ici l’hiver, il a quitté la dureté des régions septentrionales pour la douceur des côtes bretonnes. Nous attendions son arrivée, sur le quai.
Au milieu de la forêt des mâts immaculés élancés vers le ciel entre lesquels tourbillonnaient quelques goélands matinaux, nous scrutions l’horizon à la recherche de son mât de bois plus court que les autres, mais dont la blondeur sur laquelle jouaient les rayons du soleil accrochait le regard.
Enfin. Après la manœuvre déjà maintes fois répétée dans le port grouillant comme une place de marché au petit matin, nous nous sommes engagés dans le chenal. La marée était presque basse, et découvrait la noirceur gluante de la digue. L’air était calme, le ciel bleu et propre à faire rêver.
J’étais à la barre. Guillaume et le capitaine occupés à gréer. Face au vent qui pour l’instant était timide, nous étions semblables à ces innombrables marins qui, le sourire aux lèvres, attendent les plaisirs certains d’une journée en mer. Hisser la grand-voile, le code zéro, la trinquette et le tape-cul ne fut qu’une formalité. Comme le vent se faisait désirer, nous décidâmes de nous occuper du flèche, pour chercher l’air dans les hauteurs, puisque cela souffle toujours plus à 5-7 mètres au-dessus de l’eau. Hisser le flèche est à chaque fois une aventure à part entière, comme le chapitre incontournable d’un bon roman ou l’épisode phare d’une série culte. Lorsqu’il s’agit de débriefer une navigation, la question inévitable vient : « et le flèche ? ». On a appris à aimer les sueurs froides et les nœuds de cerveau que l’opération provoque de façon presque rituelle. Aujourd’hui encore, malgré toute notre bonne volonté, le flèche ne fut positionné correctement qu’au bout de quarante-cinq minutes… Pour vous l’expliquer en deux mots, la balancine était coincée du mauvais côté du pic, ce qui entravait le bon placement de la voile.
Depuis longtemps déjà nous avions coupé tout moteur, rentré pare-battages et tauds. Nous faisons voile vers le sud-est, dans l’intention de dépasser Hoëdic par l’est. Sur bâbord la côte de la presqu’île de Rhuys se découpait familièrement : Petit-Mont, plage des Govelins, Grand-Mont, Pointe de Saint-Jacques, et la tour carrée et trapue de l’abbatiale de Saint-Gildas se profilait entre les cupressus surplombant la mer.
Le cap que nous suivions et l’heure relativement matinale nous maintenaient à l’ombre des grandes voiles et me faisaient frissonner sous ma vieille vareuse. Le voilier traçait sa route joyeusement, glissant sur l’onde qui moussait d’écume murmurante. Au ras de l’eau, à la gîte comme j’aime m’y asseoir, l’eau défilait rapide à nos côtés. Peu à peu l’air se réchauffait, l’odeur caractéristique de la petite île nous gagnait. Fait d’immortelles chauffées sur le sable et la bruyère, ce parfum de terre perdu au milieu des eaux est ma madeleine de Proust à moi. De temps à autre un Fou de Bassan apparaissait, planant entre l’air et les vagues, solitaire. Nous dépassâmes Hoëdic, et désormais plus rien n’obstruait l’horizon. Voir la mer et le ciel se rejoindre me saisit à chaque fois car ce n’est pas un spectacle qui m’est familier : dans le Golfe les îles innombrables qui le parsèment sont une frontière que l’eau ne franchira jamais pour se fondre dans le ciel ; la baie de Quiberon est quant à elle délimitée précisément par les deux presqu’îles qui l’enserrent, et les îles qui achèvent de l’enclore : Hoëdic à l’est, puis Houat et Belle-Île au sud-ouest. Là, rien que du bleu, métallique ou tendre selon les reflets du soleil.
Le soleil avait franchi le zénith depuis quelque temps déjà, lorsque nous virâmes de bord pour rentrer d’une traite au port en achevant le tour amorcé d’Hoëdic. De l’île nous apercevions les maisons de pêcheurs blanches qui se découpent sur la lande rase. Nous parlions peu. Le silence une fois de plus nous entourait, troublé seulement par le glissement de la coque sur les flots.
Un choc nous arracha à nos rêveries respectives, et une inquiétude me saisit : rien à signaler dans ces zones, qu’avons-nous heurté ? Au même instant de longues formes bleuâtres apparurent dans la transparence de l’eau, et des dos luisants fendaient les flots de leur aileron caractéristique : des dauphins ! Des dauphins comme nous n’en avions jamais vus, seulement entendu parler à la façon des légendes des temps anciens : « On dit que parfois, l’hiver, des dauphins pénètrent dans la baie », et auxquelles on n’ose pas vraiment prêter foi. Le banc entourait le bateau qui avait croisé sa route. Ils étaient à portée de main, si proches, si proches, et cependant tellement indifférents à notre admiration émerveillée et fervente. La rencontre dura à peine plus d’une minute je pense, et ils disparurent aussi vite qu’ils étaient arrivés. L’excitation nous avait saisis, mais trop tard : le rêve éveillé s’achevait à peine commencé, avec seulement notre mémoire pour fixer cet instant de grâce et nous convaincre mutuellement de sa réalité si fugace. Pas une photo, je l’ai regretté. Mais l’écriture remplace si bien l’image parfois ! Elle oblige à rentrer en soi-même, fermer les yeux et faire silence pour retrouver les sensations d’un instant, revoir et faire revivre quelques secondes.
J’ai déploré parfois l’étroitesse de la baie de Quiberon. Mais comment ne pas sentir ravivé mon amour pour ce coin de mer après de tels moments qui consacrent à mes yeux le paradis de mon enfance ?