New York est l’incarnation de la culture américaine mondialisée. La confrontation avec le réel apporte autant de désillusions que de passions.
On ne retire jamais ce qu’on pensait d’un voyage à New York. Léon Degrelle part pour l’Amérique en journaliste, mais ce sont ses souvenirs de New York et les bandes-dessinées qu’il en rapporte qui inspireront à son grand ami Hergé les Aventures de Tintin. Dans le Voyage au bout de la nuit, Bardamu quitte l’Afrique coloniale, qu’il vit comme un purgatoire européen, pour chercher refuge en Amérique. Il y découvre le règne de la machine et de l’argent roi, et abandonne l’amour qu’il y a trouvé pour retourner vers la misère parisienne.
Pour ma part, je n’envisageais ce voyage que comme un simple séjour touristique, l’occasion de revoir un ami et de découvrir la plus européenne des villes américaines. New York se place en effet comme exception, peut-être avec Boston et Chicago, comme une ville encore rassemblée, dont le centre est habité par des populations aisées. La plupart des villes américaines s’étant en effet surtout développées à l’époque de la voiture, elles se sont organisées sur le modèle d’un downtown composé de bureaux mais désertifié la nuit, les populations repartant en voiture dans leurs suburbs sécurisés. Exception nationale, New York est la meilleure ville pour comprendre la culture de masse américaine. Cette confrontation avec le soft power américain exacerbé est le meilleur moyen de repenser son rapport à l’Amérique, et cela a été pour moi l’occasion d’un désenvoûtement mythifiant.
La première impression de New York donne en effet le ton du séjour. Dans le Voyage, la ville apparaissait dans la brume, impressionnante, imposante : « Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux mêmes. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. »
Consciemment ou non, quand on arrive à New York, on s’attend à une telle apparition mythologique. Malheureusement, sauf à être Greta Thunberg et arriver à la voile, le premier contact se fait l’aéroport de JFK, identique à tous les autres aéroports de la planète. On prend ensuite le AirTrain, une sorte de métro surélevé qui traverse le Queens, soit précisément l’inverse du New York célinien. Le Queens est plat, allongé sur le paysage, il ne ressemble pas pour un sou à une femme fatale imposante.
Une fois arrivé à Manhattan, je prends le métro pour Central Park North, le début du quartier de Harlem. Dans le métro, pas de mendiants joueurs d’accordéon comme à Paris mais plutôt des addicts au crack, torse nus, édentés, marmonnant des paroles incompréhensibles. Je descends à ma station, il y a des excréments humains à la bouche de sortie du métro, des attroupements de crackheads dans la rue, des déchets partout, des odeurs d’urine.
Et pourtant, je ne vis pas le “syndrome de Paris” comme un Japonais arrivant par la Gare du Nord. Au contraire, cela m’amuse presque, je vois ça comme un élément du charme de la ville. Tout comme les personnages céliniens riant devant les imposants gratte-ciel pour se rassurer, je ris devant cette crasse pour ne pas avoir à en saisir l’ampleur. Là où les touristes asiatiques sont pris de panique en voyant leur image de conte de fées parisienne s’étioler, comment être pris de court, quand la mythologie new yorkaise s’est en partie construite sur sa propre saleté, sa dégénérescence ?
Le contraste entre le Paris d’Amélie Poulain ou de Ratatouille et la Gare du Nord ou même le Champ de Mars la nuit a de quoi frapper les touristes internationaux, qui n’avaient jusqu’alors qu’une vision idéale, romantique de la ville. Mais pour New York, l’inhumanité de la ville, sa saleté, sa dangerosité sont des éléments constitutifs de son image culturelle. Prostitution, trafic de drogue, crime organisé, corruption, insécurité, tous ces vices ont été dépeints dans la culture new yorkaise et en constituent une grande part de l’identité. Même les films les plus amoureux de New York, comme les premiers Woody Allen, dépeignent cette saleté, ce vice, cette insécurité.
Quand les touristes des villes européennes recherchent avant tout la beauté, la culture et l’Histoire des cités qu’ils visitent, même inconsciemment, on cherche à New York ce gigantisme aliénant et cette débauche. New York est la Babylone moderne, ses hauts justifient toutes ses bassesses.
La ville conserve en effet cette image de centre culturel. Des collections historiques du Metropolitan Museum of Art à l’art moderne du Gugenheim en passant par les concerts de jazz au Blue Note, les galeries d’art contemporain de SoHo ou les représentations de Shakespeare dans Central Park, la ville présente une offre incroyable, mais ne s’y limite pas. New York reste aussi une ville de nouveauté, et l’on y découvre des tendances, des modes, des cuisines. On voit à New York les nouvelles formes de la culture de consommation. La différence est saisissante avec Paris, qui semble perdre toujours plus son statut de lieu de création culturelle.
Les défauts qui frappent les touristes sont aussi à relativiser. En dînant avec des jeunes diplômés américains, travaillant tous à New York, on peut mieux comprendre le mode de vie new yorkais, qui diffère beaucoup des capitales européennes. La ségrégation y est bien plus importante, on ne croisera pas de crackhead à SoHo ou à Williamsburg, et de toute façon les nouveaux yuppies restent dans leurs espaces dédiés, leurs bars, leurs restaurants, leurs rooftops. Le coût de la vie à New York, frappant pour un touriste, est au contraire apprécié, car il permet de vivre entre-soi sans avoir à l’assumer frontalement.
Visiter New York, c’est confronter l’image mythologique qu’on s’en faisait avec la réalité crue de la ville. Il y a peu de villes dans le monde qui ont été autant dépeintes, autant iconisées, et je m’attendais donc évidemment à être quelque peu déçu par la ville. Pourtant, même après m’être confronté au bruit permanent, aux déchets, aux crackheads déféquant sur les quais du métro ou se battant dans la rue, à l’anomie de la ville, j’en garde une image passionnée. Tout en sachant que je ne voudrais y vivre pour rien au monde, je meurs d’envie d’y retourner. La laideur de la ville en fait ressortir l’éclat. Le concret n’a pas entaché le mystique.