Pas de plage, pas de virée gastronomique, seulement une expérience de la transcendance et l’envie de suspendre le temps l’espace de quelques jours auprès de ceux qui font le choix incongru pour l’homme du XXIème siècle, de suivre les pas de saint Dominique.
Je vais être honnête avec mon lecteur. L’idée de rédiger cet article n’est pas de moi. Après avoir passé huit jours dans le couvent dominicain de Bordeaux, je suis rentré en Bourgogne où j’y ai découvert sur le bureau de ma chambre le livre Trois jours et trois nuits que mon père avait négligemment laissé à cet endroit. Ce livre est l’œuvre collective de quatorze personnalités qui ont toutes réalisé un séjour à l’abbaye de Lagrasse, puis rédigé individuellement un chapitre sur cette expérience incongrue. Il m’a suffit de deux soirées et d’un voyage en train pour dévorer ce livre et instiller en moi le désir de reproduire à mon niveau l’exemple que me donnaient ces messieurs avec l’expérience que j’avais vécue à Bordeaux.
Le point commun que l’on pourrait trouver d’emblée aux chanoines de Lagrasse et aux Dominicains de Bordeaux est d’ordre esthétique : leur tenue immaculée. Ce symbole de pureté, d’innocence et de paix comporte en lui-même tout un programme évangélique. Mais la comparaison esthétique entre l’abbaye et le couvent s’arrête là. Car à la silhouette trapue et rurale de l’abbaye s’oppose le discret anonymat de l’église du couvent des frères dominicains. A moins d’en être averti, personne ne pourrait soupçonner que cette église, telle qu’il en existe des milliers dans nos villes, abrite une oasis de vie fraternelle.
Car, contrairement à d’autres ordres comme celui des Bénédictins où le visiteur entr’aperçoit seulement la vie de communauté à laquelle les moines communient, chez les Dominicains, il en partage tous les instants. Dans cette intimité dévoilée, j’ai pu découvrir aussi bien la sainteté et l’immense douceur qui habitent ces hommes de Dieu, que surprendre des signes d’humeur ou des mots taquins, presque moqueurs, glissés ici ou là. Rien de bien scandaleux, tout juste de quoi nous rappeler avec soulagement que ces anges ont été des hommes dans une autre vie et que la vocation n’est pas qu’une affaire de gens trop parfaits pour notre monde. La vocation, d’ailleurs, à mon sens, est l’un des plus grands mystères de la religion. Presque autant que la Trinité. Un défi insolent au monde. Je pense que dans le cœur de tout homme de bonne foi, croyant ou non, après une semaine passée à observer les frères, leur surprenante piété, leur édifiante fraternité et leur rassurante régularité, peut surgir cette question : « Et si moi aussi, j’avais une place réservée dans les rangs de cette armée blanche ? » Pour nous autres, non initiés, nous attendons sans doute un grand cri, un slogan répété : I want you ! Mais il paraît que cela se fait dans la douceur, le silence et la prière. Nous sommes loin de l’exubérant appelle de l’oncle Sam. En tout cas c’est ce que m’en ont dit de jeunes frères étudiants, dont l’un semblait avoir mon âge si ce n’est moins. Son entrain, sa jeunesse et sa gaieté faisaient chaud au cœur. Il semblait tout autant à sa place dans les stalles comme il aurait pu bien l’être dans une chaise de bar. Mais il avait ressenti l’appel à devenir disciple du Christ et à suivre les pas du frère Dominique. Pourquoi ? Sans doute que lui seul le saura jamais.
La métaphore de l’oasis et du désert correspond tout à fait à ce couvent. Non pas comme l’image des abbayes que nous avons communément, reculées et isolées dans une campagne : non, le couvent est implanté au milieu de la ville de Bordeaux à quelques pâtés de maisons de la cathédrale. Les frères ne sont pas qu’ici ad majorem Dei gloriam, mais aussi pour cette humanité grouillante qui s’agite autour de leur petite citadelle de Foi. J’ai cité ici, sans m’en rendre compte, la devise des Jésuites. C’est sans doute une coïncidence puisque l’actuel couvent dominicain abritait anciennement les membres de la Compagnie de Jésus, comme en témoigne encore l’énorme saint François-Xavier qui trône dans le retable. Des Dominicains ont donc investi un corps jésuite, et au Vatican un Jésuite a pris l’habit dominicain ! Si l’habit ne fait pas le moine, d’aucuns diront qu’il ne fait visiblement pas le pape non plus…
Mais je m’égare et reviens à mes petites ombres blanches. Elles enseignent, étudient, prêchent, évangélisent, accompagnent, forment et œuvrent encore à mille autres choses. Loin d’être reclus, les frères ne cessent de faire des va-et-vient entre leur couvent et le monde, comme des plongeurs de compétition qui remonteraient à la surface prendre de l’air avant de replonger vers les profondeurs. Leur force, ils la trouvent dans les offices communautaires qui ponctuent la journée avec la régularité d’un métronome. À la beauté d’une liturgie dignement respectée, s’ajoute la parfaite sobriété de la règle de saint Augustin. Voir cette élite intellectuelle de l’Église, ces membres de la plus prestigieuse école de philosophie que l’Occident eût pu engendrer, venir se prosterner en silence devant la Croix a de quoi raviver la foi des tièdes et interroger ceux qui ne l’ont pas. Tout en les observant dans l’église, je ne pouvais m’empêcher de repenser à la fameuse phrase de Napoléon : « L’homme n’est jamais si grand qu’à genoux devant Dieu ». Là où notre monde pense qu’ils ont fait le choix du dénuement et de l’aliénation à une règle augustinienne archaïque, un des hommes les plus puissants de l’Histoire y voyait le chemin de la grandeur. Qu’est-ce que nous avons perdu ? Quelle étoile dans notre ciel s’est éteinte ? Celle du sens du sacré et le goût de la transcendance, sûrement. Ainsi, je me suis promené dans les rues de Bordeaux en compagnie d’un des frères. Les chauds rayons du soleil dominical avaient incité les Bordelais à sortir en masse et à offrir le spectacle rebutant de leur chair blanchie par un trop long hiver, entassés sur les pelouses et les terrasses. Au milieu de ce grouillement estival, une voile blanche fendait ces eaux humaines. Cela faisait si longtemps, une éternité peut-être, que je n’avais pas accompagné un clerc en habit dans les rues d’une ville. Regards interrogateurs, airs condescendants voire méprisants, sourires moqueurs, commentaires amusés et parfois amusants. Pour moi, un sentiment de mal-être, comme l’impression d’accompagner une bête de foire. Après une semaine enfermé entre les quatre murs protecteurs du couvent, avec une sensation de saut temporel dans le passé, d’ivresse du Mystère et de la transcendance, je me heurtais au mur de la réalité de plein fouet. La société dans laquelle nous vivons ne conçoit plus le sacré tant les gardiens de ce monde invisible et mystérieux se sont cachés, et tant elle a cessé de les côtoyer. Désormais, elle ne comprend plus ces hommes de Dieu, quand elle ne les tient pas en horreur pour ce qu’ils lui rappellent son propre vide, son propre désespoir, sa propre lâcheté face à ce qui a été l’une des plus grandes certitudes de l’humanité.
Ces hommes en blanc sont nos derniers druides, des veilleurs qui entretiennent un feu, si fragile soit-il, mais suffisant pour que chacun vienne s’y réchauffer et y chercher une paix et une élévation de l’esprit pour entretenir notre propre petite flamme, ce petit quelque chose de divin qui se trouve dans chaque homme. Ce couvent, c’est la promesse d’un psaume des Matines : « Il sera comme un arbre planté auprès des cours d’eau ; qui donnera du fruit en son temps. »