Dans une situation donnée, nous choisissons nos actions selon la manière dont nous pensons que les autres vont agir. C’est ce que veut nous faire comprendre la théorie des jeux. Et, le “dilemme du prisonnier” est l’exemple archétypique d’un jeu en théorie des jeux. Une discipline aux applications nombreuses.
3h du matin, 7 degrés. Vous avez froid. Autour de vous, quatre murs gris anthracite imposants, délabrés, effrités : vous êtes en prison. Comment en êtes-vous arrivé là ? Vous vous en souvenez à peine. Ah si, un complice de longue date vous a convaincu de commettre un vol de bijoux : quelle idée brillante ! Car la maréchaussée était là pour vous cueillir tous les deux à la sortie. Un modus operandi visiblement peu éprouvé… Que faire maintenant pour se sortir de là? Vous n’avez pas le temps de répondre que la porte de la geôle s’ouvre et qu’un policier vous emmène pour l’interrogatoire. Même scénario du côté de votre compère. L’homme en bleu vous précise d’emblée que la situation dans laquelle vous êtes débouchera uniquement sur quatre issues :
1. Vous dénoncez votre ami et ce dernier ne dit rien. Dans ce cas, vous repartez libre, et lui, est condamné à 4 ans de prison.
2. L’inverse : vous vous taisez et votre ami vous dénonce. Ce dernier est remis en liberté et vous restez 4 ans dans votre cellule.
3. Chacun dénonce l’autre. Chacun prend alors 2 ans de prison.
4. Les deux restez silencieux. Chacun part pour 1 an de prison.
Que faire ?
Le dilemme du prisonnier
Pour décider de l’action à mener – soit dénoncer, soit se taire – nous allons émettre l’hypothèse que votre complice et vous êtes parfaitement rationnels. Autrement dit, vous ne pensez qu’à minimiser votre peine de prison sans autres considérations, morales par exemple. En termes économiques, vous voulez maximiser votre utilité à tout prix. On voit bien ici que chacun des joueurs peut changer l’issue. Vous devez par conséquent choisir votre action en fonction des décisions de votre complice. S’il ne dit mot, vous feriez mieux de le dénoncer car vous repartirez libre. S’il vous dénonce, à la bonne heure, dénoncez-le sinon il sera libre et vous aurez une lourde peine. Dans les deux cas, l’action “dénoncer“ vous avantage. Symétriquement, votre complice aura la même réflexion et choisira l’action dénonciatrice. Les interrogatoires déboucheront donc rationnellement sur l’issue (3) et chacun de vous sera condamné à 2 ans de prison. L’intérêt de cette simulation est de montrer que collectivement vous auriez dû faire en sorte d’aboutir à la situation (4). Mais, les stratégies individuelles ont eu raison de cette option avec pour résultat, une somme des peines non minimisée.
Le dilemme du prisonnier se décline dans de nombreux exemples de la vie réelle. Sur le plan géopolitique, pour prendre un exemple d’actualité, la confrontation nucléaire est particulièrement probante. Si l’un des deux belligérants soupçonne l’autre de vouloir utiliser l’arme fatale, on entre dans un dilemme du prisonnier. Il vaudrait mieux que personne ne l’utilise. Mais ne pas faire le premier mouvement, n’est-ce pas risquer que l’autre le fasse et qu’il vous éradique de la carte ? Autre exemple plus psychologique : dans le deuxième film de la trilogie Batman, Le Chevalier Noir, le vil Joker met des bombes à détonation télécommandée dans deux navires remplis de civils. Chacun des navires possède la télécommande pour déclencher le TNT de l’autre. Là encore, dilemme du prisonnier. Personne ne meurt si personne n’appuie sur le bouton rouge. Mais comment savoir si l’autre bateau ne va pas déclencher l’explosion ? Ne vaut-il pas mieux faire le premier pas ? Enfin, et sur ce dernier point nous commençons à voir l’intérêt économique de notre exemple, les entreprises mènent des guerres de prix alors qu’elles auraient intérêt à collaborer.
La théorie des jeux
Nous avons ouvert la porte de la théorie des jeux avec le dilemme du prisonnier dont vous, lecteurs, êtes maintenant de fins connaisseurs ! Comment faire le lien avec l’économie ? Pour commencer, voici la définition du ”jeu” que nous avait donnée mon ancien professeur en la matière : « C’est une interaction stratégique ou rationnelle entre plusieurs agents dans le cadre de certaines règles et où tous les participants ont des préférences concernant le résultat de cette interaction. » Lorsque vous étiez prisonnier plus haut, vous étiez donc bien dans un jeu. Vous aviez une préférence pour passer le moins de temps possible en prison et vous interagissiez stratégiquement avec un autre joueur, votre complice, dans le cadre des règles établies par le policier. Autrement dit, la théorie des jeux étudie comment des individus choisissent des stratégies en fonction de ce qu’ils pensent de la manière dont d’autres individus vont interagir. Nous sommes dans un environnement incertain, c’est-à-dire où les joueurs ne connaissent pas l’action que vont choisir les autres joueurs. De manière très concrète, un Catane ou un Risk entrent évidemment dans ce cadre d’où la dénomination “jeu de société”. On voit donc bien que la théorie des jeux n’est pas seulement applicable en économie, mais dans toutes les disciplines où des comportements sont étudiés : sciences sociales, philosophie, biologie, etc.
En économie – car nous sommes tout de même réunis pour cela – la théorie des jeux va être utilisée à deux fins complémentaires. D’abord, pour modéliser des phénomènes et donc les comprendre et les expliquer ainsi que prédire des issues. On va, par exemple, pouvoir approfondir comment les entreprises interagissent entre elles, comment les consommateurs réagissent aux prix, ou encore comment les prix eux-mêmes sont déterminés – aller au-delà du principe de la rencontre de l’offre et de la demande. Ensuite, le but de la discipline va être de dégager dans un jeu donné des stratégies dites “gagnantes” pour les joueurs. Il s’agit d’une stratégie qui, d’un point de vue utilitariste, vous “rapporte le plus“ quelle que soit l’action des autres. Lorsque chaque joueur joue sa stratégie “gagnante”, on arrive alors à une situation d’équilibre appelée “équilibre de Nash” nommée d’après le mathématicien John Forbes Nash Jr. Conjuguez ça avec l’utilisation de probabilités et on obtient des modèles pertinents pour déterminer des taux d’intérêt de prêt ou trouver une quantité optimale de production pour une entreprise parmi tant d’autres exemples.
Il ne me reste plus qu’à vous conseiller vivement de regarder le film oscarisé, Un homme d’exception qui porte sur la vie de Nash pour vous plonger émotionnellement dans les méandres des découvertes économico-mathématiques d’un génie des jeux.