Pourquoi la connaissance de l’univers est-elle si importante pour l’être humain ? Car, loin d’être seulement un objet de science réservé à quelques savants, notre univers est aussi et surtout un moyen de sortie hors de soi et de contemplation de l’au-delà.
L’univers chassé par la porte...
Ce qu’il y a de certain avec l’univers, c’est qu’il est un mot ancré dans la langue courante et considéré comme objet anhistorique de science. Et pourtant il n’en a pas toujours été ainsi. Longtemps la science de l’univers comme un tout, ce que l’on nomme cosmologie, a été abandonnée et reléguée comme une croyance religieuse. En effet, l’avènement de la science moderne, avec pour l’astronomie et la physique Copernic et Galilée au début du XVIe siècle, puis Newton, marque le crépuscule de la cosmologie antique. Pourquoi ? Pourquoi ce passage de l’antique cosmologie à ce que Merleau-Ponty nomme, dans La science de l’Univers à l’âge du positivisme (1983), « la docte ignorance cosmologique » ? Parce qu’affirmer que l’univers est un Tout parfaitement ordonné selon des principes et des lois universelles, c’est d’une certaine façon présupposer l’existence d’un Ordonnateur. Comme le déclare d’Alembert dans l’article « cosmologie » de l’Encyclopédie, la science nouvelle doit exclure à la fois le finalisme (l’univers a un sens) et l’esprit de synthèse (l’univers est un cosmos, un anti-chaos) qui aboutissent nécessairement à décrire l’univers comme « un tout gouverné par une intelligence suprême ».
Ainsi naît la docte ignorance cosmologique issue du positivisme moderne qui s’établit sur, croit-on, les cendres du cosmos grec, et qui énonce que l’univers est soumis au hasard et non à des lois universelles, que l’ordre global du monde est par nature inconnaissable et que penser la totalité, c’est faire de la religion. Telle fut la révolution anti-cosmologique de Copernic en 1543 : plus que d’inventer une théorie héliocentrique, comme le croient beaucoup (car cela avait déjà été réalisé par Aristarque de Samos au IIIe siècle avant JC), Copernic s’est débarrassé de l’arkhè grecque, ce principe absolu explicatif du cosmos, qu’il fût par exemple l’eau chez Thalès, l’illimité chez Anaximandre, le nombre chez Pythagore ou l’atome chez Démocrite. Le catéchisme positiviste de Comte peut donc au XIXe siècle promouvoir l’agnosticisme quant à la connaissance de l’univers et interdire toute cosmologie scientifique.
... et revenu par la fenêtre
Mais, comme le Petit Poucet, le concept d’univers va retrouver le chemin de sa maison scientifique, par l’intermédiaire notamment d’Einstein. Avec les équations de la relativité, l’univers comme Tout redevient en ce début de XXe siècle objet de science. Or, une découverte ultérieure va encore davantage bouleverser la communauté scientifique : en 1965 est observé le fond cosmologique diffus à 3 degrés Kelvin, symptôme d’un ancien équilibre thermodynamique parfait prévu par la jeune théorie du big bang. Ainsi la Steady State Theory (SST), théorie de l’univers stationnaire, est progressivement abandonnée : l’idée d’origine de l’univers apparaît. Est-ce là un retour à l’arkhè, au premier principe explicatif de toute chose ? Merleau-Ponty ne le pense pas. Il était pourtant favorable à la SST lorsque la théorie du big bang ne reposait encore que sur l’hypothèse de l’atome primitif de Lemaître. Il pensait en effet que derrière le concept d’origine, arkhè moderne, se cachait la résurgence métaphysique tant redoutée par les penseurs rationalistes des Lumières et le retour en force du concept de création. Mais Merleau-Ponty se rend finalement à l’évidence.
Toutefois, il entend bien préserver la science de tout créationnisme. C’est pourquoi, à rebours des positivistes et différemment des Anciens, il appelle l’univers « quasi-cosmos » et parle de l’acosmisme du cosmos. En effet, le big bang n’est pas une arkhè à partir de laquelle tout s’explique, puisqu’il ne s’explique pas lui-même : il n’est ni un principe total ni un principe final. Il y a donc logée, au cœur même de la cosmologie, une irrationalité fondamentale, puisque l’intelligibilité de l’univers repose sur un point-événement non intelligible et inconnaissable. Tout ce que peut faire la science, c’est de décrire l’ordre de l’univers à partir de 10-43seconde : la cosmologie est intrinsèquement une science imparfaite. Ainsi est évité selon lui le retour du principe et de la théologie.
L’univers : un dilemme pour l’athéisme
Pourtant, la conclusion de Merleau-Ponty n’est pas si satisfaisante qu’elle n’y paraît. Récuser la théologie en montrant l’irrationalité de l’origine de l’univers, n’est-ce pas justement postuler que le savoir rationnel scientifique n’est pas en mesure de réfuter le déisme ? Tous se souviennent de la célèbre formule d’Einstein (non mathématique rassurez-vous) dans sa Lettre à un enfant : « Tous ceux qui sont sérieusement impliqués dans la science finiront par comprendre qu’un Esprit se manifeste dans les lois de l’univers, un esprit immensément supérieur à celui de l’homme ». Par exemple, ses constantes ultra précises, dont la moindre variation empêcherait toute apparition de la vie, font de l’univers, pour le regard de l’homme, un tout harmonieux, et ouvrent la voie à la reconnaissance du « grand horloger » voltairien. « L’univers inconcevable », pour reprendre les mots de Borges dans L’Aleph, a besoin d’un être supérieur pour se comprendre. Comment ne pas s’étonner, en effet, que les constantes parfaites pour l’apparition de la vie soient justement celles présentes dans notre univers ?
Le seul moyen de sauver l’athéisme serait de se débarrasser de l’univers et de postuler un multivers, qui imagine une infinité d’univers avec une infinité de constantes. Il faudra donc peut-être s’attendre, dans les années à venir, à voir cette hypothèse du multivers prendre de l’importance, puisqu’elle constitue la dernière cartouche de l’athéisme face au déisme. Pourtant, il nous semble que le multivers rompt avec une attitude fondamentale de la philosophie et plus généralement de ce qui constitue une pensée authentiquement humaine : l’étonnement. L’étonnement face à l’existence plutôt qu’au néant, face à la vie, face à l’harmonie du monde. Pourquoi y a-t-il de la vie dans notre univers ? Pourquoi ses constantes sont-elles si bien calibrées pour accueillir cette vie ? Pourquoi le cosmos plutôt que le chaos ? Il nous faut retrouver l’émerveillement devant notre univers, ce que les Anciens appelaient la théoria tou kosmou, la contemplation de l’univers qui conduit à l’humble contemplation de la divinité.