Le sport n’est pas qu’un simple divertissement, et chaque grande compétition internationale ne cesse de nous le rappeler. Il véhicule des émotions, déchaîne les passions, il n’est pas un simple jeu, ni un simple moyen de se sentir bien dans son corps. Car le sport investit, en plus de la sphère physique, les sphères poétique et politique, et a trait au sacré.
Sport, de quoi parlons-nous ?
« Ecoutez donc la marée humaine hurler. Voici l’écho ou la reprise du plus enfoui des archaïsmes. Cette cérémonie est religieuse, j’entends par religion des choses oubliées depuis toujours, des choses barbares, sauvages, qui n’ont peut-être jamais eu de mots dans aucune langue, et qui nous viennent de nos commencements, sans texte ». Ces propos de Michel Serres dans Le Monde en 1979 qui dépeignent l’euphorie d’un stade ne vont pas cesser de résonner dans les décennies à venir, car eux seuls permettent d’expliquer le rapport de l’humanité au sport, qui est un rapport religieux et un réinvestissement de l’imaginaire primitif. Mais d’abord, procédons à quelques distinctions : le sport n’est pas réductible à une technique, car il nécessite de la création constante, de l’adaptation. Il n’existera jamais deux matchs de foot identiques, ni deux rounds de boxe identiques. Il y a bien sûr une maîtrise de la discipline grâce à un entraînement inlassablement répété : un judoka ne peut pas progresser sans faire des centaines et des centaines d’uchi-komis, sans toujours répéter les entrées des prises. Mais lors de la compétition, le duel entre des individus ou entre des équipes prend une tournure nouvelle, jamais vue auparavant et qui ne sera jamais reproduite, qui nécessite une part de risque, une part de créativité, une part d’intelligence du jeu, et même une part de génie. De plus, le sport n’est pas réductible à une éducation physique. Nous faisons tous du sport au sens d’une éducation physique : lorsque nous étions plus jeunes, nous faisions du sport à l’école, aujourd’hui nous allons courir, jouons dans des associations sportives, allons à la piscine faire des longueurs, à la salle, que sais-je ! Cette éducation physique est bien sûr primordiale pour l’épanouissement personnel : mens sana in corpore sano, disait Juvénal. Mais pourtant, ce n’est pas du sport, en tout cas cela n’a rien à voir avec le sport compétitif, tel que je me propose de l’analyser maintenant. Le sport compétitif, c’est un risque et un défi, c’est un vecteur d’émotions poétique et politique qui se transforme en un rituel sacralisé.
Poétique et politique du sport : le sacré à l’œuvre
Intéressons-nous d’abord à l’aspect poétique du sport, sa dimension esthétique et littéraire, son imaginaire. Comme le disait Michel Serres, le sport nous renvoie à l’imaginaire primitif. Quel est-il ? Chez Homère, l’imaginaire sportif est celui de la gloire aristocratique. « Il n’est pas de plus grande gloire pour un homme dans sa vie que de remporter quelque victoire avec ses mains et avec ses pieds », déclare-t-il au chant VIII de l’Odyssée. Le sport fait donc écho au désir d’honneur de l’homme et à son tempérament guerrier. Pour autant, le sport n’est pas la guerre, et l’on peut même affirmer que le sport a justement pour vertu cathartique, en érigeant en valeur l’affrontement, d’exorciser la violence du corps politique. En effet, à l’inverse de la société où la loi régit les relations humaines et vise à éviter l’affrontement, le sport est cette contre-société dans laquelle l’affrontement est la norme, et même la valeur suprême. S’affronter au moyen du sport plutôt que de s’affronter par les armes, c’était déjà le sens des Jeux grecs à Olympie, qui signifiaient pour l’ensemble du monde grec un temps de paix, la violence étant canalisée dans l’affrontement sportif. Le sport peut donc être défini dans ses deux versants : son versant poétique, qui lie imaginaire guerrier et esthétique (pensons au discobole de Myron, mélange de puissance et de grâce), et son versant politique, qui met à l’honneur l’affrontement et canalise la violence sociale potentielle. Ainsi, apparaît la dimension sacrée du sport : la tenue d’un sacrifice. Dans la compétition sportive, on serait en effet tenté de voir trois entités, qui seraient le gagnant, le perdant et le public extérieur. Mais d’après ce que nous avons dit sur les émotions poétique et politique, il n’en est rien, car le public n’est pas extérieur à l’affrontement. Mieux vaut donc distinguer un groupe anxieux de son salut qui projette ses angoisses sur l’affrontement des champions, une victime sacrificielle indispensable (le perdant) et un champion sacrificateur (le vainqueur). Ce qui crée et perpétue cette vague d’émotions, telle la « ola » dont parle Michel Serres, c’est la projection d’un public dans son champion, que ce soit un individu ou une équipe. C’est ainsi qu’après une finale perdue de coupe du monde de football, nombreux sont ceux qui nourrissent un sentiment d’injustice, qui accusent l’adversaire d’avoir triché, l’arbitre d’avoir été corrompu, qui se persuadent que la victoire leur a été volée. Qui en effet aurait envie d’être la victime sacrificielle indispensable ?
Vers une éthique individuelle : apaisement des passions et redécouverte des valeurs morales du sport
Création esthétique et exorcisme de la violence par l’affrontement sportif créent donc un champ de force émotionnel assez puissant pour rejouer un rite sacrificiel et une mort symbolique. Ce qui est problématique, ce n’est pas l’émotion collective en soi, mais son lien plus ou moins distendu avec le sport lui-même. En effet, le danger du sport, c’est que l’émotion s’émancipe du contexte sportif, du lieu de l’affrontement ou de la durée de l’affrontement, pour ceux qui le regardent à la télévision : l’émotion peut alors se fixer sur autre chose que le sport, comme par exemple un sentiment de communauté ethnique ou nationale, et nourrir ainsi le séparatisme ou un nationalisme exacerbé. Et même si l’émotion volatile se reporte sur le seul individu, elle peut nourrir une frustration ou de l’orgueil, selon l’issue du match. Face à cette émancipation de l’émotion par rapport au sport, il convient de se rappeler que les vertus sportives sont bénéfiques à la société car les fondements de la morale du sport coïncident avec les fondements de la morale tout court. Autonomie et respect sont en effet les deux fondements moraux par excellence, comme l’affirme par exemple Kant, et ce sont aussi les deux conditions du sport : la liberté créative, ainsi que le respect pour les règles du jeu et pour l’adversaire. En ce sens, le sport porte en lui une culture humaniste qu’il ne faut pas oublier et qui empêche l’émotion de se transformer en pulsion de destruction ou en repli sur soi. Rappelons-nous donc cette sage parole de François de Sales dans son Introduction à la vie dévote, lui qui s’inquiétait, déjà au début du XVIIème siècle, des passions pour le jeu de paume : « Pour honnête que soit une récréation, c’est vice que d’y mettre tout son cœur et son affection ».