Docteur en histoire contemporaine et spécialiste de l’histoire du Vatican, Christophe Dickès a publié en 2015 Ces douze papes qui ont bouleversé le monde (Tallandier), et en 2021 Saint Pierre : le mystère et l’évidence (Perrin) primé par l’Académie française. Pour La Fugue, il revient sur l’histoire du pouvoir pontifical et sur le rôle du Pape dans le monde.
En tant qu’historien, vous êtes-vous intéressé au Vatican d’abord comme entité politique et géopolitique ? Quelles sont les particularités de cet État ?
Il n’y a jamais de cause unique à une vocation pour un sujet, mais, parmi mes centres d’intérêt, dans le cadre d’une question de l’agrégation sur “nations, nationalismes et nationalités” puis dans ma thèse de doctorat sur la politique étrangère du Saint-Siège, je voulais voir comment la papauté se situait par rapport aux mouvements nationaux et par rapport à la modernité, quelle était sa relation avec les États. Parce que, oui, ce qu’il y a d’intéressant dans le catholicisme, c’est que les Évangiles vous demandent d’être dans le monde mais pas du monde. Cette subtilité pose toute la question de la relation de l’Église à la modernité : soit elle s’y oppose de manière très réactionnaire ou défensive, soit elle dialogue avec le monde, soit elle anticipe, voire elle est à l’origine de la modernité ! Voyez par exemple les structures du Saint-Siège à l’époque médiévale qui sont à l’origine des états modernes, ce que montrent très bien Benoît Schmitt ou encore Olivier Poncet. Finalement, il s’agit de comprendre ce que l’Église a apporté au monde en l’accompagnant ou, au contraire, en lui résistant.
Quelle est selon vous la place de l’Église dans le monde, alors que la pratique religieuse régresse et que l’Église catholique n’a plus la même influence qu’auparavant ?
Mais l’Église catholique a toujours de l’influence ! Elle est encore très présente en Afrique, en Amérique latine mais aussi aux États-Unis. Il faut se garder d’une vision trop occidentale sur ce point et conserver une vision à la fois mondiale et locale pour constater l’importance de l’œuvre de l’Église sur le terrain : en Centrafrique par exemple, l’Église est un acteur essentiel du débat public. En Colombie et dans les Philippines encore, l’Église intervient très directement dans la vie du pays. Ensuite, à l’échelle internationale, l’Église a la spécificité de ne pas être guidée par des intérêts militaires ou financiers : elle est une force désintéressée. Mais c’est une vraie force politique, car elle développe une diplomatie de la parole qui relève de la force morale, concept revenu au goût du jour dans le mouvement néo-thomiste de la fin du XIXème et du début du XXème siècle et incarné notamment par Léon XIII. Ainsi, ce que l’Église a perdu en puissance temporelle par la perte des États pontificaux en 1870, elle a voulu le regagner sur le plan moral. C’est comme ça qu’elle est intervenue tout au long du XXème siècle jusqu’à nos jours en tant qu’arbitre ou médiateur. Elle l’a fait en Amérique du Sud sous Pie X, à Cuba dans la crise des Missiles de 1962 ou au Moyen-Orient pendant la Guerre en Syrie. Le Vatican a ensuite développé sa diplomatie auprès de nombreux États dans le monde, quelle que soit leur confession : initié surtout avec Pie XI, ce mouvement s’est intensifié avec Jean-Paul II. C’est ainsi que le Saint-Siège compte aujourd’hui près de 190 représentations diplomatiques dans le monde.
Pouvez-vous nous parler de la géopolitique des papes depuis Benoît XVI ?
On a eu tendance à dénigrer la géopolitique de Benoît XVI, notamment vis-à-vis de la Russie, car c’était une géopolitique éthique, visant à rassembler les forces contre l’anticléricalisme, contre le relativisme, etc. Mais au moment de la guerre en Syrie et en Irak, la Russie est un acteur essentiel du champ international et François a fait de cette alliance une force pour la défense des chrétiens, la protection de la dignité humaine et la liberté religieuse. C’est en effet le premier rôle de la diplomatie pontificale : œuvrer à la défense des chrétiens et des catholiques là où ils se trouvent, lutter pour la liberté religieuse et la dignité humaine. Donc même s’il y a une déchristianisation des sociétés occidentales, il y a paradoxalement dans ces mêmes sociétés une forte influence de la diplomatie du Vatican. Par ses trois visites officielles au Vatican, Emmanuel Macron, contrairement à François Hollande, a compris que le Saint-Siège était un élément important de la diplomatie, tout comme Nicolas Sarkozy. De Gaulle, par culture, est celui qui l’avait le mieux compris.
Que répondez-vous à ceux qui disent que le Pape François est aujourd’hui un Pape politique, notamment par rapport à Benoît XVI ?
Ah il est beaucoup plus politique ! Benoît XVI était un théologien, un enseignant. Il a voulu recentrer l’Église sur l’essentiel, c’est-à-dire sur Dieu, sur Jésus, sur les vertus théologales. Il a été moins politique que philosophe politique notamment dans ses discours au Collège des Bernardins, en République Tchèque ou au Bundestag. Ce sont des discours qui s’adressent aux États-nations et qui leur disent : vous ne pouvez pas faire l’économie de la Foi. La Foi est là pour éclairer la Raison et réciproquement. Une société qui voudrait exclure le fait religieux afin de le cantonner à la vie privée se condamnerait, car l’homme est un animal politique mais aussi un animal religieux. François, en revanche, est beaucoup plus politique : il parle d’écologie, de migration, de géopolitique… Toutefois, quand on entre trop dans l’arène politique, on peut en faire les frais en prenant des coups : pensez à l’attentat contre Jean-Paul II le 13 mai 1981. Mais le pontificat de Jean-Paul II est exceptionnel à tous points de vue : philosophique, théologique, politique, sociétal et sociologique. Le pontificat de Benoît XVI est un pontificat enseignant tourné vers le Christ quand celui de François est tourné vers les États, vers les nations, vers la place de l’homme dans la société. François par culture a aussi une conception très binaire des choses, marquée par son origine sud-américaine, avec un pouvoir fort et un peuple qu’il s’agit de défendre dans la tradition de la théologie du peuple. C’est pour cela qu’il apparaît tant en décalage avec l’Europe.
Pouvez-vous nous parler de la naissance tardive du mot de Pape et de son origine ?
Le mot grec de papa signifie père et nous vient d’Orient : il a une dimension affective et qui n’était pas exclusivement réservée à celui que nous nommons maintenant le pape. Elle désignait le père de la communauté, donc bien souvent l’évêque. L’épiscope est celui qui surveille, celui qui a le pouvoir de gouverner, d’enseigner et de sanctifier. Le terme apparaît au IVème siècle mais ne devient exclusivement réservé à l’évêque de Rome qu’avec la réforme grégorienne, au XIème siècle. Il n’empêche que l’évêque de Rome possède une primauté parce qu’il réside là où sont morts saint Pierre et saint Paul. Celle-ci repose sur le Nouveau Testament et la tradition est transmise par la succession apostolique. L’épiscopat monarchique apparaît à Rome dans la deuxième moitié du IIème siècle et la forme de ce pouvoir “pontifical” va se développer puis se fixer disons sous le règne de Léon le Grand au Vème siècle. Pierre est au fond le symbole et la garantie de l’unité. Son rôle est très précisément d’éviter les séparations et les schismes afin de préserver cette unité. D’où la phrase de saint Ambroise : Là où est Pierre, là est l’Église.
Peut-on dire que la Papauté a construit un pouvoir théocratique ? Comment s’est faite cette construction ?
C’est assez tardif en réalité. Les prémices de cette construction se situent au moment de la réforme grégorienne, avec Grégoire VII (1073-1085). On a souvent placé les règnes d’Innocent III (1198-1216) et Innocent IV (1243-1254) comme les sommets de la monarchie pontificale, mais aujourd’hui l’historiographie nuance cette idée. Celui qui porte cette idéologie de la théocratie, c’est Boniface VIII dans son conflit avec Philippe le Bel, à la fin du XIIIème et au début du XIVème siècle ; c’est donc très tardif. Dans la construction du pouvoir du Pape, je soulignerais plutôt la figure majeure de Léon le Grand (440-461) qui constitue un sommet et une référence : il a été le premier pape à intervenir dans un concile (celui de Chalcédoine en 451), afin de trancher une querelle sur la nature du Christ. Il a pleinement joué son rôle d’arbitre dans le but de préserver l’unité, d’où le fait que des siècles plus tard, Jean XXIII l’a qualifié de Père de l’unité de l’Église. Un pape, quel qu’il soit, doit avoir peur des schismes.
Vous dites dans le podcast de Storiavoce que « les structures ecclésiales sont celles où on débat » : quelle est la place de la démocratie dans l’Église ?
Oui, c’est dans l’Église que se sont maintenues des structures démocratiques, notamment dans les ordres religieux. C’est ce que montre l’historien Jacques Dalarun. Il y a des formes de démocraties dans les structures du pouvoir : élection du pape, élection de l’évêque dans les premiers temps de l’Église, élection de l’abbé dans son monastère. Mais cette démocratie possède des limites, naturellement, dans l’exercice du pouvoir, ceci dans la tradition apstolique. On voit bien que les apôtres voyagent notamment dans les Actes des Apôtres afin d’assurer l’orthodoxie sans laquelle il n’y a plus d’unité. Mais nier l’existence du débat dans l’Église reviendrait à nier toute son histoire, et notamment l’histoire de ses conciles : car même au concile de Trente, qui passe pour un concile très “strict”, les travaux d’Alain Tallon ont souligné la place du débat, qui constitue l’essence du concile (du latin concilium : assemblée).
N’observe-t-on pas aujourd’hui une crainte répandue dans l’Église, pasteurs et fidèles, de se prononcer sur ce que dit le pape, comme si une “papocratie” intouchable s’était installée ?
Vous avez raison ! Il y avait paradoxalement et au sein de l’église plus de débat dans le passé. Je pense que comme les états se sont laïcisés, les catholiques se sont naturellement tournés vers le centre. Et le centre, c’est Rome. Le penseur Alain Besançon montre très bien cela dans son livre Problèmes religieux contemporains. Rome, depuis plus d’un siècle, reprend en quelque sorte la main et on assiste à une forme de papocentrisme accentué aujourd’hui par le monde médiatique et les réseaux sociaux. Mais, je souhaiterai tout de même rappeler qu’il existe dans le droit canon un droit de manifester ses besoins (n°212, § 2-3) : Les fidèles ont la liberté de faire connaître aux pasteurs de l’Église leurs besoins surtout spirituels ainsi que leurs souhaits [3] selon le savoir, la compétence et le prestige dont ils jouissent, ils ont le droit, et même parfois le devoir de donner leur opinion sur ce qui touche le bien de l’Église…” C’est à ce titre que le Pape François encourage la synodalité : mais celle-ci doit passer au tamis de la tradition apostolique, elle ne peut pas s’en affranchir. Il existe des dogmes, un catéchisme et un droit canon, et c’est ce qui maintient l’unité dans l’Église.
La publication quelques jours après la mort du pape émérite du livre témoignage du secrétaire personnel de Benoît XVI, Mgr Georg Gänswein, Rien d’autre que la Vérité, souligne la phase troublée que doit traverser le pouvoir pontifical. La divergence des vues des deux papes a-t-elle nui à l’image de l’Église dans le monde et auprès des fidèles catholiques ?
Oui, il y a eu un trouble dans l’Église. En particulier au moment de la parution du livre écrit par Benoît XVI et le cardinal Sarah sur le célibat des prêtres. Mais je ne vois pas pourquoi, au nom de cet article du droit canon que j’ai cité plus haut, Benoît XVI n’aurait pas eu le droit de donner son avis : il avait justement l’autorité, la connaissance et le prestige pour le faire. Ensuite, que des gens aient voulu manipuler cette divergence pour opposer François et Benoît et que cela ait créé un désarroi, c’est évident. Mais Benoît XVI lui-même refusait et regrettait que son nom soit utilisé pour servir d’opposition au Pape. En droit, finalement, on ne devrait pas parler de “pape émérite” : dans la tradition grégorienne, le nom de pape est bien réservé à celui qui a été élu dans un conclave en remplacement d’un autre pape qui est mort ou qui a renoncé formellement à son pouvoir pontifical.
Propos recueillis par Hervé de Valous et Ombeline Chabridon