Jean-Marie Guénois est un vaticaniste et journaliste français spécialisé dans les questions religieuses internationales, rédacteur en chef pour le quotidien Le Figaro. Il fait un point pour le journal La Fugue sur les dix années de pontificat du pape François alors que son prédécesseur, Benoît XVI, vient d’être rappelé à Dieu.
Pouvez-vous nous raconter votre parcours et comment vous est venue cette passion pour l’actualité de l’Eglise ?
Je suis philosophe de formation, le questionnement sur le sens de la vie et son origine m’a toujours fasciné. J’ai donc une passion pour les religions, les spiritualités, et, plus largement, pour la culture, la géopolitique et la politique parce que toutes les sociétés ont un noyau religieux que l’on cajole, que l’on isole, selon les pays mais qui irrigue l’histoire, la culture et la politique des sociétés. Les questions religieuses sont donc essentielles dans la vie des sociétés. J’ai eu la chance de partir assez jeune à Rome où j’ai d’abord travaillé dans une revue italienne spécialisée sur les questions religieuses internationales. On en apprend tous les jours, bien sûr, mais cette expérience m’a donné beaucoup de connaissances et de contacts sur le sujet. J’ai ensuite développé pendant huit ans une agence de presse, toujours à Rome, spécialisée sur les questions religieuses, l’agence I.Media. Après dix années tout près du Vatican, La Croix, m’a sollicité pour prendre la tête du service religion. Rentré à Paris, j’ai alors passé les dix années suivantes à La Croix, pendant lesquelles je présentais une émission le dimanche sur France 2 dans le cadre du Jour du Seigneur. Enfin, la direction du Figaro m’a contacté pour être le spécialiste des questions religieuses dans ce média où je travaille depuis quinze ans. Je couvre toutes les religions, la laïcité et le Vatican où je me rends très régulièrement et où je dispose de nombreux contacts.
Le pouvoir et l’autorité du pape ont sans aucun doute évolué au cours de l’Histoire. Qu’en est-il aujourd’hui ? Comment jugez-vous cette évolution ?
Il faut distinguer deux points de vue. Tout d’abord le pouvoir du pape à l’intérieur de l’Église. Sur ce plan nous assistons à une véritable révolution avec le pontificat de François : d’une autorité de type impériale, elle évolue vers une autorité qui serait plus démocratique. En se proclamant Évêque de Rome lors de son élection en 2013, il a voulu montrer qu’il était à l’égal des autres évêques, et que son intention était de redimensionner l’autorité du pontife romain pour la rendre plus au service de « ses frères évêques ». Les conséquences sont visibles désormais, surtout en Allemagne, où l’Église est en train de prendre des décisions qui ouvrent un conflit latent avec Rome. Ensuite, sur le plan extérieur, le pape François a eu une aura internationale très grande même si le poids de l’institution catholique a perdu beaucoup de terrain.
Comment ce pouvoir politique et diplomatique du Pape a-t-il évolué ? Quel rapports entretiennent les chefs d’État avec le Pape ?
Tout d’abord, il faut rappeler que le Vatican est un des lieux les mieux informés du monde grâce à la présence des nonces dans la quasi-totalité des pays du monde. Un nonce, c’est l’ambassadeur du Pape, il reste souvent une dizaine d’années dans le pays, ce qui est long, et il s’informe grâce à tous les prêtres, religieux et fidèles. Il bénéficie ainsi d’une remontée d’informations de terrain, unique au monde. La diplomatie vaticane est donc respectée pour la finesse de ses informations. Mais cette influence baisse. Si nous prenons l’exemple de la guerre en Ukraine, le Pape a tenté des médiations : il s’est rendu, par exemple, le lendemain du déclenchement de la guerre à l’ambassade russe, sans prévenir, pour tenter une médiation. On a vu, à ce moment-là, une diplomatie vaticane s’agiter, faire beaucoup de discours, voulant exister mais finalement très peu écoutée. Jamais la Russie n’aurait accepté que le Pape ait une influence sur les négociations. Il y a donc une diplomatie vaticane qui existe par la qualité de ses réseaux mais qui n’a pas beaucoup d’autorité réelle, sauf dans des situations très ponctuelles, en Afrique notamment, si le pays est très catholique ou si l’archevêque local est très puissant. Tout le monde suit d’un œil la diplomatie vaticane mais personne n’en attend rien si ce n’est des éléments d’information.
Quels changements le pape François a-t-il fait opérer à la Curie romaine ? Quelles en sont les raisons et les conséquences ?
La Curie est l’administration centrale de l’Église. C’est à peu près une vingtaine de ministères, deux mille personnes dont une petite cinquantaine comptent vraiment. C’est une très vieille institution – une des plus anciennes même – ce qui comporte des avantages comme des inconvénients. Paul VI était issu de cette Curie romaine. Il a lancé une première réforme qui instaurait un savant équilibre entre le Pape et la Curie. Jean-Paul II, lui, venait de l’extérieur. Il s’est aussi employé à réformer la Curie mais il a vite compris qu’il n’y arriverait pas, il a donc contourné le pouvoir de la Curie par sa politique de voyage, notamment. Benoît XVI s’est laissé enfermer par la Curie, ce qui a été un des drames de son pontificat et qui explique aussi sa renonciation. Il a laissé son secrétaire d’État prendre le pouvoir parce que lui n’aimait pas le gouvernement. Il n’était pas incapable de gouverner mais ce n’était pas son affaire, il était d’abord un homme d’étude. Cela a créé un véritable traumatisme. Quand les cardinaux ont choisi son successeur, ils ont cherché quelqu’un qui aurait la trempe de réformer cette institution. François s’y est donc attelé et a lancé cette réforme dès 2014 après avoir fait le diagnostic des « maladies de la Curie ». La réforme a été publiée le 19 mars 2022. Elle a renforcé en fait le pouvoir du Pape.
Quelles sont les principales dynamiques du pontificat du pape François ? Le décès de Benoît XVI marque-t-il un tournant dans le pontificat de François ?
Il est absurde, selon moi, de penser que le décès de Benoît XVI va changer les choses, parce qu’après sa démission, il a toujours gardé une certaine discrétion et il est resté cohérent par rapport à elle. Il n’a nullement empêché le pape François de gouverner comme il l’entendait même sur des dossiers qui lui tenaient à cœur, la liturgie et la possibilité de célébrer la messe selon le rite de Saint-Pie-V, notamment.
En ce qui concerne les dynamiques du pontificat de François, il est certain qu’il a une politique plus personnelle, il veut être un évêque parmi les évêques et il n’a pas envie d’être au-dessus, même si dans l’exercice concret du pouvoir il est extrêmement autoritaire et directif. Son idée est de réformer l’image de la papauté toute puissante et écrasante. “Tu veux être serviteur ? Et bien lave les pieds de tes frères”, c’est comme cela qu’il voit les choses. Par conséquent, il a beaucoup fait évoluer l’action sociale et humanitaire de l’Église. Sur la question morale, il cherche, sans changer le dogme, à rendre accessible l’Église, par exemple, sur la question des personnes homosexuelles, des divorcés remariés. Il ne change pas la morale parce qu’il ne le peut pas, mais il change l’application de cette morale. Certains diront que ça revient à changer la morale, c’est un grand débat interne.
Vous dites, parfois, que le Pape est “social-démocrate”. Pourquoi une telle qualification ?
Je n’utilise cette expression que dans un sens politique. François a été d’abord influencé par le péronisme qui était une troisième voie entre le communisme et le capitalisme, un gouvernement qui était autoritaire, méfiant des élites et relativement populiste. Cela lui ressemble beaucoup. Sur le fond, il est indéniable que le pape François a une vision que l’on peut qualifier de centre-gauche. Mais attention, l’Église n’est pas un parti politique.
Est-ce que cela est dû au fait que l’État moderne a “neutralisé la question religieuse”, comme le dit Pierre Manent ?
C’est une bonne question ! Mais elle est très française. J’aime beaucoup et je respecte Pierre Manent, mais on a très peu d’exemples de pays où la question religieuse est ainsi mise au pas par le politique. C’est une situation typiquement française. Il y a bien sûr des pays communistes dans le monde où les chrétiens sont particulièrement persécutés, mais ce sont aussi des exceptions. Les Etats-Unis, par exemple, sont un pays extrêmement moderne où la question religieuse a toute sa place. Elle est même invitée dans le champ politique. J’ai beaucoup voyagé dans le monde et je constate toujours que les cultures de chaque pays sont premières et que l’on ne peut faire aucune généralité.
Les catholiques de France, en particulier, sont-ils divisés autour du pape François ?
Oui, ils le sont. Il y a toujours eu en France un catholicisme très polarisé et politisé – comme les Français le sont, en fin de compte – avec toutes les couleurs du champ politique. Les catholiques sont plutôt de droite, on le voit dans les élections (70% environ), mais il y a aussi des gens d’extrême droite et un fort noyau de centre gauche. Les catholiques de droite sont plus loyalistes et spiritualistes tandis que les catholiques de gauche sont très actifs et très progressistes. On a peu d’exemples, dans le monde, d’un catholicisme aussi antagoniste. Les Italiens et les Américains se moquent souvent d’ailleurs de nous en disant “quand vous aurez fini de parler de vos idées, on parlera des choses concrètes”. Cela les fait rire mais c’est le charisme propre de la France ! Le pontificat de François n’a rien arrangé, puisqu’il vient d’ouvrir contre lui un nouveau front traditionaliste en supprimant la liberté de célébrer selon l’ancien rite. Il a aussi choqué à gauche en réformant récemment le Secours catholique international de manière très autoritaire. De plus, il ne veut pas venir en France. S’il vient à Marseille en septembre prochain, ce sera pour un congrès méditerranéen, ce ne sera pas une visite officielle en France. Les Français se sentent donc un peu mal-aimés.
Propos recueillis par Alban Smith et Emmanuel Hanappier