Si le catholicisme tend à l’universel, comme le sous-entend son étymologie même, il s’est d’abord développé en Occident pour en devenir l’un de ses premiers piliers civilisationnels. L’érosion du catholicisme européen ne devrait pas appeler à une déseuropéanisation intégrale de l’Église de Rome.
Le récent décès du pape émérite Benoît XVI, est l’occasion de relire certains de ses textes marquants, écrits pendant son pontificat ou avant, partie la plus visible d’une œuvre d’une grande richesse théologique et intellectuelle. Dans son discours au Reichstag du 22 septembre 2011, il affirme « la culture de l’Europe est née de la rencontre entre Jérusalem, Athènes et Rome – de la rencontre entre la foi au Dieu d’Israël, la raison philosophique des Grecs et la pensée juridique de Rome. Cette triple rencontre forme l’identité profonde de l’Europe. » Cette définition de l’essence de l’Europe chrétienne trace ainsi une continuité entre le monde des anciens et notre temps, et porte à réfléchir au rôle qu’a eu l’Église dans la préservation et la transmission de l’héritage culturel antique, qu’il soit politique, artistique, ou philosophique.
L’Eglise, continuatrice institutionnelle de l’Empire romain ?
En premier lieu, il convient de rappeler que l’Eglise catholique est la plus ancienne institution subsistant en Europe, sa fondation remontant au Christ, et son institution hiérarchique ayant été reconnue publiquement par l’empereur Constantin en 313 avec l’édit de Milan, mettant fin aux persécutions des chrétiens. Dès lors, l’Empire se couvre de basiliques et d’églises, et les provinces romaines dirigées par des préfets se voient dédoubler par des évêques et des diocèses. En 392, Théodose interdit le polythéisme, ferme les temples, et proclame le christianisme comme religion officielle de l’Empire. Avec la chute de ce dernier, l’unité politique de l’Occident est brisée, et l’Europe se morcelle en royaumes barbares, qui donneront plus tard les nations européennes que nous connaissons. Dès lors, l’unité européenne devient spirituelle, par l’attachement des différents royaumes à l’Eglise et particulièrement à l’évêque de Rome dont la prééminence s’affirme progressivement. Au VIIème siècle, le pape Théodore Ier reprend le titre de Pontifex Maximus (Grand pontife), qui était la dignité religieuse la plus élevée sous la république romaine, et réservée ensuite aux empereurs. Pontife veut dire « celui qui fait les ponts », ce qui signifie symboliquement celui qui relie les hommes à la divinité. Ce titre, toujours porté par les papes, ancre ainsi la tête de l’Eglise dans la dignité impériale l’ayant précédée, et met l’accent sur une continuité d’Esprit, une connivence de civilisation, plus qu’une réelle prétention à la même domination politique. Marguerite Yourcenar le saisit très bien dans les Mémoires d’Hadrien en prêtant ces mots à l’empereur : « Chabrias s’inquiète de voir un jour le pastophore de Mithra ou l’évêque du Christ s’implanter à Rome et y remplacer le Grand Pontife. Si par malheur ce jour arrive, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessé d’être le chef d’un cercle d’affiliés ou d’une bande de sectaires pour devenir à son tour une des figures universelles de l’autorité. Il héritera de nos palais et de nos archives ; il différera de nous moins qu’on ne pourrait le croire. » Ainsi, c’est l’aspiration à l’universalité, réalité contenue dans le mot même de catholicisme qui relie ce dernier à la Rome impériale, et qui a continué d’une autre manière l’unité civilisationnelle en Occident commencée par Rome il y a deux millénaires.
La protectrice et la garante des arts et des lettres antiques
Cette continuité est donc avant tout de cœur et d’Esprit, et cela s’explique principalement par une continuation littéraire, philosophique et artistique. Sur le plan des lettres, on doit à l’Eglise et aux monastères en particulier la sauvegarde de la majeure partie de la littérature antique à laquelle nous ayons accès, aussi faible soit-elle en proportion de ce que nous avons perdu. Les premiers monastères, dans les temps de chaos politique et d’effondrement général qui ont suivi la chute de l’Empire, ont ainsi été les lieux qui ont conservé et entretenu le feu sacré de la connaissance et de la culture. Un des premiers personnages à en avoir pris conscience est le moine Cassiodore (485-580). Il fonde le monastère de Vivarium, en Calabre, et dédie une partie de l’activité des moines à la conservation et la copie des œuvres littéraires qu’ils peuvent sauver, ce qui donnera plus tard dans tous les monastères d’Occident le modèle du scriptorium, ne limitant pas le travail des moines uniquement aux activités manuelles, mais la complétant d’une riche vie intellectuelle. C’est ce patient travail de transmission qui a ensuite engendré toute l’histoire de la pensée européenne, qu’il s’agisse de la philosophie scolastique médiévale, de l’humanisme de la Renaissance, ou des Lumières. Ce travail de sauvegarde a aussi été artistique, bien qu’on puisse objecter que nombre de monuments ont été détruits par les chrétiens après l’interdiction du paganisme. Pourtant, on oublie trop souvent le rôle primordial des papes de la Renaissance dans la redécouverte de l’art antique, et la conservation des chefs-d’œuvre exhumés des ruines de Rome à cette époque. La collection de sculptures romaines des musées du Vatican, la plus riche du monde, en est la preuve concrète, initiée par le pape Jules II au début du XVIème siècle après la découverte du Laocoon.
Et aujourd’hui ?
Paradoxalement, alors que l’unité politique de l’Europe renaît graduellement, son unité spirituelle se dissout et s’émiette dans un mouvement inverse. Mais les aspirations universelles de l’Église catholique ont perduré au fil des siècles, et si elle est aujourd’hui moribonde dans la plupart des pays de la vieille Europe, son dynamisme et son expansion se poursuivent sur d’autres continents, en particulier en Afrique et en Asie. Benoît XVI se plaçait encore, comme pape, dans la lignée de la tradition européenne gréco-romaine que l’Eglise a sauvegardé précieusement au fil des siècles, considérant que cet ancrage est d’une richesse spirituelle et philosophique inouïe, dont la communication à d’autres peuples et cultures sera toujours un enrichissement pour eux et pas une négation de leurs identités propres. Benoît XVI déclarait ainsi à Ratisbonne en septembre 2006 : « Au regard de la rencontre avec la pluralité des cultures, on dit volontiers aujourd’hui que la synthèse avec l’hellénisme, qui s’est opérée dans l’Église antique, était une première inculturation du christianisme qu’il ne faudrait pas imposer aux autres cultures. Il faut leur reconnaître le droit de remonter en deçà de cette inculturation vers le simple message du Nouveau Testament, pour l’inculturer à nouveau dans leurs espaces respectifs. Cette thèse n’est pas simplement erronée mais encore grossière et inexacte. Car le Nouveau Testament est écrit en grec et porte en lui-même le contact avec l’esprit grec, qui avait mûri précédemment dans l’évolution de l’Ancien Testament […]. Les décisions fondamentales, qui concernent précisément le lien de la foi avec la recherche de la raison humaine, font partie de la foi elle-même et constituent des développements qui sont conformes à sa nature.»
Assurément, le pape François ne s’inscrit pas dans la même dynamique en raison, notamment, de son origine extra-européenne (une première dans l’Histoire). Celle-ci le pousse, en effet, à porter un regard critique sur notre civilisation et son engagement en faveur des migrants l’illustre ; il avait notamment déclaré lors d’un voyage à Chypre que les camps de réfugiés s’apparentaient à des « lieux de détention, de torture et d’esclavage », créés par « cette civilisation développée qu’on appelle l’Occident ». Au risque de se détourner de la France, comme des autres vieilles nations chrétiennes, le pape François assume ce changement de perspective, que le Père Lombardi, directeur du Bureau de presse du Saint-Siège, appelait la fin de “l’eurocentrisme”.
Louis de Lozeray