L’étude des âges de la vie s’inscrit dans un courant de l’historiographie récente, qui s’intéresse notamment à l’histoire des mentalités et des représentations. Celles-ci marquent les différentes époques et forment progressivement un héritage dont la société actuelle, tout en en étant tributaire, tente de s’affranchir en adoptant un nouveau regard sur la vieillesse.
Alors que les derniers scandales dans les Ehpads ont soulevé la question du rapport des sociétés contemporaines à la vieillesse, certains ont voulu voir dans cette affaire l’effondrement d’une partie du système de valeurs occidentales qui garantissait une place d’honneur aux plus âgés. Dans un entretien paru en 2009, l’historien Michel Vovelle affirmait qu’actuellement, l’image des personnes âgées est double : à la fois celle d’un « un senior ’’très comestible’’, qui part en croisière, calqué sur un mode de société consommatrice » et à la fois, au bout du bout, celle de « la dépendance », la « charge » (Michel Vovelle, « Le problème de la vieillesse pour un historien de la mort », Cliniques méditerranéennes, 2009). Il y aurait donc deux âges dans la vieillesse contemporaine : un premier, heureux et accepté par société, permettant de jouir d’une retraite bien méritée, aboutissement d’une vie de labeur. Un deuxième, autant craint que problématique car ne faisant que se prolonger, celui de la déchéance physique, de l’assistanat, du surcoût pour la famille et l’État, tout ceci dans l’antichambre de la mort. Avant d’en arriver là, la vieillesse est passée par bien des représentations dont celle qui perdure aujourd’hui dans les imaginaires, celle de l’image d’Épinal des ‘‘grands-parents gâteaux’’.
L’enfant et le vieillard : les deux oubliés de l’Histoire
Un peu à la manière de la vieillesse, l’enfance a été un objet d’étude historique tardif. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XXème siècle, dans la mouvance de l’École des Annales, que les historiens se sont penchés sur la question. Philippe Ariès, spécialiste de renommée de cette histoire de l’enfance, dressait un parallèle entre la perception et la représentation de ces deux âges : « Il y a une certaine symétrie entre l’histoire des attitudes à l’égard de l’enfant et à l’égard du vieillard. Cette périodisation correspond relativement bien à celle de l’attitude devant l’enfance » (Philippe Ariès, « Une histoire de la vieillesse ? », Communications, 1986). Pour cet historien, aux époques où l’enfance était dévaluée, la vieillesse l’était aussi, et aux époques où l’enfance était glorifiée, la vieillesse l’était également. Comme si, de manière inconsciente, les sociétés avaient eu tendance à accorder la même importance aux deux extrémités de la vie, à ces deux périodes de fragilité et de dépendance. Aux époques médiévales et modernes, cette certaine indifférence s’explique par l’omniprésence de la mort dans les rangs des plus faibles, qui conduit à un détachement de leur entourage dans un réflexe d’auto-défense psychologique. De plus, pour Jean-Pierre Bois, les sociétés d’alors vivent avec des “nécessités impératives” comme celle du volume de nourriture disponible pour chacun. Dans cette perspective, enfants et vieillards sont vus comme des charges pesantes, affectant la survie du groupe majoritaire qui œuvre dans la société. Les sources historiques préfèrent donc passer sous silence ces catégories d’âge dont la prise en charge est une difficulté de tous les instants.
Qui sont donc les “vieux” ?
Pour l’historien, les difficultés rencontrées dans l’étude de la vieillesse sont identiques à celles rencontrées dans l’étude de l’enfance, renforçant par là même les propos de Philippe Ariès. Il y a, aux époques médiévale et moderne, un problème de source déjà évoqué, mais aussi un problème de définition. À quel âge un homme se sent-il vieux et est-il perçu comme tel ? Avant l’époque contemporaine, il est admis que la vieillesse commence aux alentours des 50-60 ans et se termine à la mort. Cette représentation de la vieillesse tient évidemment à l’espérance de vie qui est alors bien plus basse qu’elle ne l’est actuellement. Si aujourd’hui un homme en France a une espérance de vie supérieure à 79 ans, au Moyen ge et à l’Epoque moderne, celle-ci ne dépasse guère les 45 ans. Montaigne n’écrit-il pas que « mourir de vieillesse, c’est une mort rare, singulière et extraordinaire » ? Cependant, à l’instar de Michel Vovelle qui distingue deux âges dans la vieillesse contemporaine, les auteurs qui évoquent cette période de la vie identifient également différents paliers. Au XIIIème siècle, Roger Bacon perçoit la vieillesse (senecta), puis la sénilité (senes) et enfin la décrépitude (ætas decrepita). Plus qu’une affaire d’âge à proprement parler, les hommes du temps s’appuient sur des représentations et des considérations physiques pour définir ce qu’est un vieillard. Les stigmates de l’usure de la vie, la déchéance physique, la solitude et les maladies modèlent un vieillard plus que son âge qui, la plupart du temps, est bien souvent inconnu de ses proches et de lui-même. D’ailleurs, il est éloquent que l’oubli de l’âge soit également associé à la vieillesse. Dans tous les cas, la place de cette dernière dans les sociétés est relativement discrète jusqu’au XVIIIème siècle, avant que son importance numérique n’entraîne une réévaluation de son importance symbolique.
Du barbon au patriarche
Au Moyen ge et à l’Époque moderne cohabitent bien souvent deux représentations contradictoires du vieillard : celle du sage dont on honore les conseils et la vie et celle du barbon grotesque et suranné. Ainsi durant le Grand Siècle, les artistes présentent sans cesse les deux faces de cet âge de la vie. La Fontaine ne manque pas de représenter la vieillesse comme étant l’âge de la sagesse, celui où chaque parole est un conseil précieux. Ainsi, dans le poème du Laboureur et ses enfants, il écrit : « Mais le père fut sage, / De leur montrer avant sa mort / Que le travail est un trésor ». À l’inverse, le théâtre de Molière écorne bien souvent l’image de la vieillesse avec des archétypes. Le Géronte type est avare, ridicule, acariâtre, et galantin. Le poète Philippe Quinault achève le tableau : « Courbé sur son bâton, le bon petit vieillard / Tousse, crache, se mouche, et fait le goguenard ».
Il faut attendre la deuxième moitié du XVIIIème siècle et le tournant du XIXème pour que l’image de la vieillesse prenne un tour franchement positif. Ceci est notamment dû à la transition démographique qui s’amorce et qui entraîne une gérontocroissance, renforçant considérablement la présence des vieillards dans les sociétés occidentales. La part des personnes de plus de 60 ans passe de 7% au XVIIIème siècle à plus de 16% au milieu du XXème siècle et à pas moins de 27% de nos jours. En raison de cela, leur image et leur place sont réévaluées voire institutionnalisées. Les grands-parents deviennent les centres de la famille, sur lesquels repose l’unité. « Il y a une relation certaine entre cette image de la vieillesse et le triomphe de la famille » ajoute Philippe Ariès. Le grand-père a désormais une image positive, bienveillante et paternelle. Au même moment, la monarchie restaurée joue sur cette nouvelle réalité, présentant le Roi Louis XVIII comme un vieillard sage et paternel, capable d’assurer l’unité et la prospérité des Français. Là où Napoléon suscita l’enthousiasme par l’image de sa jeunesse fougueuse, Louis XVIII finit par conquérir les cœurs par la silhouette rassurante du vieillard. Les temps avaient changé.