Notre rapport à la vieillesse n’est pas seulement un rapport entre personnes, elle est aussi le reflet d’un rapport au social et à la culture qui se transforme à une vitesse inimaginée. Que nous dit notre conception de la vieillesse sur nous-mêmes ? Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie ? Pas forcément, si l’on comprend que la vieillesse peut être un instrument de salut insoupçonné contre la décadence et l’infantilisation de notre société.
Vieillesse passée, vieillesse présente
La vieillesse a changé. Sa conception a évolué. C’est même une banalité de le dire : il n’y a presque plus rien à voir entre la figure de l’ancien qui a perduré jusqu’à l’époque moderne, et celle de notre monde post-moderne. Depuis l’Antiquité, la figure de la vieillesse se rapproche plus ou moins de celle de la sagesse, même si bien sûr on pouvait être jeune et philosophe. Rien d’étonnant à cela, puisque le monde antique se fonde globalement sur la croyance en la décadence des mœurs, sur une vision du monde conservatrice dans laquelle il s’agit de préserver ce qui était avant et meilleur, le mos majorum (coutume des ancêtres). La culture était une culture de la transmission, il était donc tout naturel que ce soient les générations âgées qui deviennent ces ponts entre le passé des ancêtres et l’avenir de la jeunesse, et évitent ainsi la coupure dans la culture, et donc à terme sa disparition. Cette vision de la vieillesse a perduré avec plus ou moins de succès jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, d’une part parce que les familles vivaient encore largement, du moins dans les campagnes, ensemble sur plusieurs générations, ce qui facilitait pour la jeunesse la conscience d’appartenir à un ensemble plus grand qu’elle-même, à savoir la culture, et d’autre part parce que la vieillesse gardait encore de son prestige. Mais nous ne ferons pas ici un cours d’histoire et ne parlerons pas de l’ancienne conception de la vieillesse, si ce n’est peut-être pour montrer le décalage avec aujourd’hui. Notre réflexion va porter sur la vieillesse d’aujourd’hui, sur ce qu’elle est, sur les causes de sa perte de prestige, sur le rôle qu’elle est appelée à jouer.
Anatomie de la vieillesse
Être vieux aujourd’hui, c’est être un dépasseur dépassé. Avant, peut-être, c’était être un transmetteur à qui on avait transmis. Mais aujourd’hui, à une époque où le cours de l’histoire et de la culture s’accélère de plus en plus, nos anciens sont marginalisés. Retour de bâton bien mérité, pourrait-on arguer : n’était-ce pas, en 68, la volonté de nos anciens d’aujourd’hui de marginaliser leurs propres anciens de l’époque, en affirmant leur jeunesse, en revendiquant un changement de paradigme culturel, en voulant couper justement avec le mos majorum (coutume chrétienne ou d’inspiration chrétienne en grande partie encore) ? Ils avaient voulu dépasser la culture de leurs aînés, et les voilà aujourd’hui à leur tour dépassés : des libertaires devenus des boomers. Mais nous ne souhaitons pas jeter la pierre à nos aînés et les accuser d’avoir initié la décadence, tout au plus nous bornons-nous à dresser ce constat : si, dans une société à évolution lente, une société de transmission, l’ancien est celui qui rassemble le patrimoine culturel de la communauté, à l’inverse dans une société à évolution culturelle ultra-rapide comme la nôtre, il devient celui qui ne sait pas par rapport aux jeunes qui savent, et le prestige se transforme en vestige. Notre société est arrivée aux antipodes des sociétés traditionnelles, et encore plus aux antipodes des sociétés primitives : dans ces sociétés à évolution culturelle extrêmement lente, la vieillesse est ce troisième âge qui fait bénéficier aux plus jeunes, et ce sur un mode éminent, de son expérience acquise en matière de morale, mais également en matière de technique. C’est là également une dimension de la vieillesse qui s’est perdue, avec l’accélération du progrès technique : personne n’aurait aujourd’hui idée de demander à une personne âgée comment fonctionne tel ordinateur ou tel smartphone. Ce qui semble donc caractériser la vieillesse aujourd’hui, c’est cette impossibilité d’aller au-delà de soi-même en un sens culturel, de se transcender. Tout être humain aspire inconsciemment à l’immortalité, que cela passe par la production d’œuvres artistiques, la procréation ou la transmission. Chacun souhaite laisser une trace sur cette terre. Ce que nous avons enlevé à nos anciens, c’est de pouvoir réaliser ce souhait par la transmission culturelle. Comme le dit Norberto Bobbio, ancien homme politique italien qui a écrit d’expérience sur la vieillesse dans les dernières années de sa vie : « Le vieux est, par nature, destiné à rester en arrière pendant que les autres vont de l’avant » (Le Sage et le politique). Cela était le cas dans l’Antiquité, et cela est toujours le cas, mais ce qui a changé, c’est que chaque génération modifie l’itinéraire de la génération précédente. Être vieux, c’est toujours être en arrière, mais en plus, c’est être décalé.
Les tentations de la vieillesse
Comment résister alors à cette fuite en avant ? Deux tentations semblent toucher certains de nos aînés. La première tentation pour la vieillesse serait de vouloir se camoufler en jeunesse. Que le vieillard ne perde pas l’ardeur de sa jeunesse, c’est bien sûr primordial, Cicéron le disait déjà dans son Cato Major, et c’est devenu un lieu commun : « De même que, chez un adolescent, j’aime voir un peu de vieillesse, de même, chez un vieillard, un peu d’adolescence ; à suivre ce précepte, on vieillira peut-être de corps, mais jamais d’esprit ». Mais la tentation décrite ici n’est pas celle pour la vieillesse de vouloir garder son optimisme, son envie d’apprendre, de progresser encore : c’est celle de vouloir se débarrasser du sentiment d’étrangeté qui l’habite en voulant redevenir jeune, en tombant dans le jeunisme de la société de consommation, des réseaux sociaux ou en votant pour la “start-up nation”. Cette tentation est à la source de l’infantilisation de la société, où le marché et l’influenceur font la loi en jouant sur les désirs et plaisirs des gens. La deuxième tentation, quant à elle, serait pour la vieillesse de tomber dans le pessimisme quant à l’avenir du monde, le niveau scolaire des jeunes ou la fuite en avant du progrès technique. Critiquer notre jeunesse, sa perte de repères, ses multiples dépendances, la condamner en un mot, ne nous semble pas non plus un bon itinéraire, car elle conduit tout naturellement à l’irrespect des jeunes pour les anciens, qui se sentent attaqués, ou à leur désintéressement pour les avis de leurs aînés.
Ô vieillesse amie !
Ce que nous entendons défendre, c’est bien sûr une troisième voie, entre camouflage de la vieillesse et pessimisme, la voie de la culture de l’étrangeté. Cela peut sembler bizarre de vouloir assumer sa différence avec les générations suivantes, mais il s’agit d’une attitude réaliste : la vieillesse doit être pour la jeunesse une altérité absolue. Et ce d’autant que de nos jours il n’y a plus seulement trois âges de la vie mais quatre, et que le nombre de personnes âgées ne va pas cesser d’augmenter. Les jeunes générations ont en effet besoin de voir dans la génération de leurs aînés non une génération de pseudo-enfants, mais une génération qui retrouve de son autorité, de sa sagesse. Soyons clairs, l’avenir du monde n’appartient pas à la vieillesse, et celle-ci n’aura par définition bientôt plus aucune prise sur les événements, car elle sera remplacée par les personnes actuellement dans les deuxième et troisième âges. La vieillesse n’est donc ni le temps de l’action, ni de la critique, mais de la mémoire. D’un côté les jeunes doivent donc apprendre à voir dans leur anciens des personnes fondamentalement différentes dont on peut s’inspirer pour construire le monde nouveau, et d’un autre côté les anciens doivent apprendre à retrouver cette stature d’autorité perdue dans l’abolition de la distance avec les autres générations et le pessimisme. Cet effort mutuel évitera l’infantilisation de la société qui nous menace.