Le catholicisme, religion de la parole ou du silence ? L’un et l’autre en somme. Une histoire religieuse du silence montre comment, dès les premiers temps de son existence, l’Église a puisé dans cet enseignement pour susciter un mode de vie d’une singulière puissance.
La religion chrétienne est habitée par plusieurs grandes tensions comme celle de l’universel et du particulier. Nul doute que celle de la parole et du silence est la plus étonnante mais également la plus enrichissante. En effet, Dieu même est qualifié de Verbe éternel. Saint Jean l’Évangéliste le nomme explicitement dans le prologue à son Évangile (Jean, 1, 1-18), « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. » En réalité, le disciple du Christ utilise le mot grec logos dont les traductions sont nombreuses : « parole, raison, intelligence ». C’est donc un choix lexical assumé de la part de l’Église d’avoir retenu la traduction de parole, de verbe, pour désigner Dieu. Loin d’être arbitraire, cette décision trouve sa source dans les profondeurs de la tradition juive et de la philosophie grecque. La Bible s’ouvre en effet sur la Genèse et particulièrement sur le récit de la création du monde par Dieu. Or, son action passe par la parole comme en témoigne l’anaphore « Dieu dit » qui revient près de dix fois. De l’Hébreu dabar, la parole de Dieu est ici une parole créatrice et ordonnatrice. En cela, elle se rapproche du logos tel que défini par les philosophes grecs, c’est-à-dire une loi rationnelle, immuable, régissant le monde et ses évolutions. Ceci est d’ailleurs intéressant que lorsque le souverain hellénistique Ptolémée II demande à ce que les écrits hébraïques soient traduits en grec, vers 270 avant Jésus-Christ, le mot logos serve souvent à traduire le mot « parole » quand celui-ci est attribué à Dieu. Cela, ajouté au fait que les Évangiles annoncés soient eux-mêmes « la parole de Seigneur » (Pierre, Première Épître, 1, 25), il est aisé de comprendre ce qui poussa les premiers chrétiens à assimiler le Verbe à Dieu. C’était l’aboutissement d’une tradition millénaire. Pourtant c’est cette même religion de la Parole, et non du livre comme on l’entend trop souvent, qui va trouver son chemin de la perfection dans le silence.
La religion du silence
Malgré cette apparente primauté accordée à la parole, cela serait une erreur de ne pas voir l’importance historique, symbolique et religieuse que les écrits chrétiens laissent au silence. Si le Dieu de l’Ancien Testament parle déjà, néanmoins, nombreuses sont ses manifestations qui sont précédées par le silence. Ainsi dans la traduction proposée par les frères dominicains de l’École biblique et archéologique de Jérusalem, il est dit que le prophète Elie rencontre Dieu dans « le son d’un fin silence » (Premier Livre des Rois, 19, 9-13). Cet oxymore est à lui seul un excellent résumé de la manière dont la religion catholique pense la relation de l’homme à Dieu. Toute théophanie ne se fait que dans le silence du corps et de l’esprit. Comme si la parole divine ne s’exprimait que lorsque l’homme était dans des dispositions d’écoute. Il en est de même dans la vie de celui qui est décrit comme étant le Fils de Dieu, « son Verbe sorti du silence » selon Ignace d’Antioche. Et pour cause, avant les trois ans d’enseignement de sa vie publique, les trente premières années du Christ sont plongées dans un silence quasi absolu. Seule une phrase sur le ton de la reproche est lancée à Marie et à Joseph lors de l’épisode de la perte et du recouvrement au Temple. De même, lors du supplice de la Passion et de la croix, les paroles du Christ sont rares et entourées de longs silences. Matthieu répète d’ailleurs à plusieurs reprises que durant ces moments, « Jésus gardait le silence ». Le moment le plus intense de la vie du Christ est ainsi caractérisé par la suspension du Verbe. Puis, après le sacrifice de la croix, ce sont la mort et donc le silence qui s’abattent avec toute leur force, préparant ce pourquoi le Christ a vécu : la résurrection. Ici, le silence est donc un temps préparatoire à ce qui est une des raisons d’être du christianisme. Toutes les grandes étapes de la vie de Jésus peuvent être ainsi analysées au prisme de ces silences préalables. Pendant 2000 ans, l’Église a intégré, interprété et fait sien cet enseignement du silence. À l’instar d’autres spiritualités, elle en a fait un pont entre le Ciel et la terre mais également un mode d’action.
Une force silencieuse
Forts de cette expérience de la nécessité du silence pour entendre et connaître Dieu, des premiers chrétiens vont chercher la solitude et la paix. Ce sont les premiers ermites que la Tradition chrétienne a retenus sous le nom de Pères du désert. Saint Antoine le Grand, saint Paul Ermite et tant d’autres choisissent de se retirer du monde pour connaître une forme de mysticisme dans le silence, vouant leur vie à la méditation, la prière et au travail. Ils sont les initiateurs de l’érémitisme, une forme de vie monacale caractérisée par la solitude. Par ricochet, ils inspirent le cénobitisme, c’est-à-dire la vie monastique en communauté. La toute première règle cénobitique connue est celle de saint Pacôme, ermite égyptien qui décida de donner une règle de vie commune à ses nombreux disciples. Mais la première grande règle qui bouleverse l’histoire de l’Occident est celle d’un dénommé Benoît de Nursie, retiré en Italie sur les hauteurs du Mont-Cassin en 529. Cette règle, célèbre sous le nom de règle de saint Benoît, se découpe en 73 chapitres organisés autour du fameux principe : ora et labora. Cependant le premier mot écrit par saint Benoît est « Écoute ». Il enjoint ses frères à adopter l’attitude du disciple, à se disposer à recevoir une parole. Et pour cela, quoi de mieux que le silence ? Et pour cause, une des trois vertus monastiques est précisément « l’esprit de silence ». Car c’est bien dans le plus grand silence que saint Benoît conçoit cette vie communautaire tournée vers Dieu et le prochain. Très vite, le succès de l’ordre bénédictin est apparent. Mais c’est surtout le sixième concile d’Aix-la-Chapelle en 817 qui aide à répandre cette règle en entérinant la décision de l’empereur Louis Ier le Pieux d’imposer le cadre bénédictin à tous les monastères de l’empire. À partir de cette époque, l’esprit bénédictin irrigue l’ensemble des institutions monacales. L’Occident vit désormais au rythme du silence des cloîtres. L’historien Jacques Dubois écrit d’ailleurs de manière laconique : « Au Moyen Âge, les moines sont partout » (« Les moines dans la société du Moyen Âge (950-1350) », Revue d’histoire de l’Église de France, 1974). C’est dans le silence que l’Europe va se déboiser et sculpter ses espaces naturels, favorisant l’explosion démographique survenue entre les Xème et XIIIème siècles. C’est dans le silence que l’Europe achève sa christianisation, repoussant ses limites jusqu’aux pays scandinaves. C’est dans le silence enfin que l’héritage de l’Antiquité est préservé, redécouvert et diffusé. Et pourtant, la présence d’Aristote au Mont-Saint-Michel devait faire bien du bruit quelques siècles plus tard.