Spectateur d’un monde déchiré par les guerres fratricides, Albert Camus nous invite à contempler avec lui une terre aimée. Cette contemplation lui fait oublier, le temps d’un instant, les turpitudes d’une société contre laquelle il se révolte. Retour à Tipasa, une nouvelle où le silence profond nous fige aux côtés de Camus.
Par Scholastique Pilard
La littérature présente ce miracle de signifier, par l’écriture, des choses indicibles. Dire le silence est à ce titre un absolu de la littérature, puisqu’il s’agit de représenter dans le texte ce qui se manifeste par l’absence de communication verbale dans la réalité. L’œuvre de Camus fait résonner la pauvreté de ses premières années dans le dépouillement du silence. Rien ne laissait présager de la destinée littéraire et artistique qui fut celle d’Albert Camus, ce fils de pied-noir qui ne connut pas son père et qui n’avait aucun moyen de payer ses études. Son enfance, matériellement dépourvue mais riche en souvenirs, laisse dans son œuvre une marque profonde du soleil algérien. Retour à Tipasa relate le voyage que fait Albert Camus dans un village d’Algérie où subsiste un site archéologique de ruines romaines que sa jeunesse avait beaucoup fréquentées.
L’immensité du silence
Dans la nouvelle, Albert Camus évoque très précisément les ruines romaines de Tipasa découvertes à la fin du XIXème siècle, vieilles pierres séculaires qui surplombent la Méditerranée et enveloppent le visiteur d’un silence saisissant. Camus met sa plume au service de ce silence, qui est un élément majeur de l’« expérience » qu’il est venu trouver à Tipasa. La puissance évocatrice de ses mots donne une excellente représentation de l’assoupissement de la nature, qui fige totalement la vie dans les ruines de Tipasa : « La mer aussi se taisait, comme suffoquée sous la douche ininterrompue d’une lumière étincelante et froide ». L’adverbe aussi laisse entendre que ce calme n’est pas uniquement celui de la mer, mais bien celui du site tout entier. En outre, s’attarder spécifiquement sur la quiétude de la mer, c’est souligner la force du silence qui habite l’endroit, en raison de son immensité.
Plus qu’une atmosphère, le silence devient un élément à part entière qui s’incarne dans le texte même. Alors qu’il déambule entre les ruines, Camus introduit et incorpore son lecteur dans son monologue intérieur, avec une narration à la première personne qui confère à la nouvelle sa dimension autobiographique. En dévoilant directement les réflexions qu’il lui inspire, Albert Camus fait sentir ce silence qui l’habite et l’apaise : « Dans cette lumière et ce silence, des années de fureur se fondaient lentement ». Albert Camus, en rendant ainsi le silence palpable, nous ouvre la porte de son pèlerinage avant tout intérieur, instaurant un dialogue non-verbal avec son environnement et avec le lecteur.
L’appel de la terre
Car les ruines de Tipasa ne sont qu’un prétexte, dans la nouvelle, pour permettre à Albert Camus de méditer sur un sentiment plus grand : le lien fort qui unit l’homme à la terre. Loin d’étouffer tout signe de vie, le silence qui règne à Tipasa permet d’immortaliser « un instant qui n’en [finit] plus ». Le silence se définit par l’absence de bruit ou d’agitation, et induit donc la quasi-inexistence de sollicitations extérieures ; si le silence est à ce titre propice à la réflexion, ce n’est pourtant pas ce que recherche Camus. Il vient dans le silence pour rencontrer le sol algérien, en tant que terre, celle qui l’a vu grandir : « Pour revivre, il faut l’oubli de soi ou une patrie ». C’est la clé de ce que Camus vient chercher dans ce silence : l’oubli des autres pour faire soi-même silence au point de ne plus faire qu’un, dans un instant d’éternité, avec le paysage qui l’entoure. Camus vibre à l’unisson de cette « patrie » et le silence lui permet de respirer avec cette terre qui lui colle aux entrailles et dont la beauté et la quiétude sont pour lui source d’apaisement. « Et maintenant éveillé, je reconnaissais un à un les bruits imperceptibles dont était fait le silence ». Paradoxalement, le silence fait sortir Albert Camus de lui-même pour écouter la vie des vieilles pierres, une vie silencieuse faite de « ruines […] plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres ».
Échapper à un monde oppressant
Il faut bien évidemment mettre cette nouvelle en perspective avec celle des Noces à Tipasa où Camus relate une promenade dans ces mêmes ruines, alors qu’il est plus jeune. Or dans Retour à Tipasa, si la fusion entre l’homme et sa terre, si le silence prégnant restent inchangés, le narrateur est, lui, blessé par la guerre fratricide de 39-45 qui a enterré l’optimiste jeunesse d’Albert Camus. « Il me semblait marcher derrière quelqu’un dont j’entendais encore les pas sur les dalles et les mosaïques, mais que plus jamais je n’atteindrai », écrit-il dans Retour à Tipasa, pour signifier cette dichotomie qu’il sent entre lui et celui qu’il a été plus jeune. La voix du narrateur crée ainsi un silence stylistique, où les sauts dans le temps et les litotes font taire l’environnement immédiat de Camus dans la représentation du lecteur.
Le silence que vient chercher Camus apparaît comme un exutoire à cette société guerrière où tout s’est accéléré et où il ne se reconnaît plus. Cette actualité contemporaine environne matériellement le site de Tipasa, entouré de barbelés (c’est le moment de la décolonisation de l’Algérie), geste sacrilège aux yeux de Camus puisqu’il symbolise la militarisation d’une société jusqu’aux pierres, élément inoffensif et silencieux s’il en est. Le contraste le frappe, entre le site de Tipasa et cette société qui « parle haut, […] reste sourde à tous les secrets » , lesquels secrets n’ont pas de meilleur garde que le silence. Le sentiment que Camus a de la fragilité du silence lui fait donc mesurer la valeur du mystère, de façon générale. C’est justement parce que les ruines silencieuses ne se livrent pas à lui comme une femme facile, qu’il veut percer ce silence en l’écoutant. Cette aspiration à pénétrer les mystères de Tipasa, en s’y promenant seul, le fait contempler, donc connaître et aimer. Camus nous offre une représentation du silence proche de la conception qu’en a le philosophe Heidegger, pour qui le silence est le langage le plus authentique. C’est peut-être cela l’essence de la nouvelle : ce que Camus trouve « au milieu de l’hiver » tant matériel (la nouvelle se déroule en plein mois de décembre) que personnel, métaphore vibrante des états d’âme de Camus. Il comprend enfin qu’il a en lui « un été invincible », évoquant à la fois la terre ensoleillée de Tipasa et la chaleur réconfortante de l’ancrage territorial, qui panse ses blessures d’homme.
Scholastique Pilard