Le Code civil matérialise en ses articles 4 et 5 la tension fondamentale relative au rôle du juge, entre application stricte des textes et pouvoir d’interprétation de la norme. Mais lorsque la loi est silencieuse, le juge se tait-il lui-même, ou prononce-t-il des paroles autonomes pour tenter de réaliser son office ?
Au fondement de tout système juridique, la question du rapport du juge à la norme qu’il manie doit être tranchée. La réponse nécessite d’être évolutive et doit faire l’objet d’adaptation à la volonté collective, car elle est l’une des clauses fondamentales du contrat social. De notre réponse moderne transparaît l’image d’un juste équilibre. Pourtant, c’est une position tranchée de Montesquieu qui l’a initiée : « Les juges de la nation ne sont que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés, qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur. ». Dans De l’esprit des lois, le philosophe politique développe l’idée d’un juge fidèle aux textes, et sans pouvoir créateur de droit. Pourtant penseur d’un système libéral, Montesquieu est contraint de prendre la mesure des scléroses institutionnelles de la fin de l’Ancien Régime, provoquées notamment par les dépassements de fonctions réguliers des Parlements. Habitués à produire des « arrêts de règlement », les parlementaires doivent désormais voir leur rôle circonscrit à celui de simples applicateurs des textes aux faits, sans aucune capacité de création, d’interprétation ou de modulation du droit.
Dans le même mouvement des Lumières, Rousseau démontrera que la loi, expression de la volonté générale, devra être la source de droit unique et suprême. Ce légicentrisme confortera l’idée selon laquelle le juge ne doit avoir aucune marge de manœuvre dans son office, devant se contenter de l’application stricte des lois. En 1804, le Code civil couchera par écrit ces mutations idéologiques, et son article 5 instaurera la prohibition des arrêts de règlement : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises ».
Équilibre fondamental
Cependant le principe de fidélité stricte du juge aux textes était dès l’origine voué à atteindre l’une des limites les plus fondamentales du droit : l’inexacte superposition de la théorie juridique à la réalité des faits. Les textes ne peuvent jamais prétendre régler toutes les situations, ni régler de manière parfaitement adaptée toutes celles qu’ils prévoient pourtant. Conscient de cette difficulté, le Code civil a dû, dès l’origine, nuancer la prééminence totale de la loi, tendant à l’exclusion de la jurisprudence comme source du droit. Portalis, dans son célèbre discours préliminaire au Code civil, dont il était l’un des quatre auteurs, expliquait que le rôle du magistrat était aussi « d’étudier l’esprit de la loi quand la lettre ne suffit pas ». C’est pourquoi le Code dispose désormais en son article 4 que « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ».
En définitive, la théorie légicentriste des Lumières a voulu produire une fiction théorique dans laquelle les artisans du droit n’auraient aucune influence sur le matériau qui devait passer entre leurs mains. Réalité juridique et nécessité d’une bonne administration de la justice rappelèrent finalement aux héritiers de Montesquieu et de Rousseau leurs aimables souvenirs. Le code napoléon trancha donc pour une solution d’équilibre : une double limite à l’action du juge, comme deux bornes au-dedans desquelles il devra naviguer.
Office vertigineux
L’une de ces bornes place cependant le juge dans une position vertigineuse. Le silence, l’obscurité et l’insuffisance de la loi ne lui permettent pas d’échapper à son office : il doit rendre la justice. Les cas de silence du droit sont-ils monnaie courante ? S’il est vrai que l’exigence d’une justice correctement rendue a impliqué, dans les sociétés modernes, un droit explicitement manifesté par des textes, et que la part de l’implicite en droit a substantivement été réduite à sa plus simple (in)expression, restent tout de même quelques zones de mutisme ombrageuses.
Le juge, dans ce cas du silence des textes, n’apporte jamais de réponse parfaitement autonome. Habitué à la pratique jurisprudentielle, il en utilise les canons alors même que la matière à interpréter n’existe apparemment pas. Ainsi, le juge fait parler à la place de la loi muette toutes autres normes, principes généraux, ou jurisprudences, sur lesquels il pourrait faire reposer un raisonnement par analogie, a fortiori, ou a contrario. Malgré la difficulté de cet exercice, lorsqu’il parvient à en tirer une solution équilibrée, le juge masque le péché originel qui l’a poussé à atteindre la borne basse de son office : il ne fait pas explicitement référence au silence du texte, pour conserver l’illusion selon laquelle il ne créerait pas le droit.
Dans certains cas spécifiques cependant, le juge fera clairement référence au silence de la loi. Cela advient lorsqu’il réfute les interprétations erronées qui pourraient être tirées du mutisme du texte par d’autres acteurs du droit. Ainsi, le juge use-t-il de cette formulation classique : « le silence de la loi ne doit pas être interprété de telle manière… ». C’est le cas dans une importante décision du Conseil d’Etat, en date du 27 janvier 2016. Elle mérite concentration : alors que la loi cadre du 3 avril 1955 ne précisait rien au sujet des conditions de mise en œuvre du droit du président de la République à mettre fin de manière anticipée au régime d’état d’urgence, le juge des référés a refusé l’interprétation selon laquelle le silence de la loi impliquerait que la décision du chef de l’Etat de mettre, ou non, fin à l’état d’urgence, ne soit pas susceptible de recours. En d’autres termes, le silence de la loi n’implique pas que les décisions du président de la République sur la clotûre de l’état d’urgence ne soient pas contestables devant le juge.
Parfois, le juge va plus loin, et assume plus explicitement un pouvoir créateur en cas de silence de la loi : le Conseil constitutionnel est adepte de réserves d’interprétation, qui, quand elles sont dites constructives, exposent clairement que le raisonnement qu’elles fixent doit être appliqué comme étant le droit en vigueur, puisque elles surmontent des cas difficiles pour lesquels la loi est silencieuse. Mais ces réserves ne sont jamais prises pour elles-mêmes : elles assurent plutôt la sécurité juridique, en réglant les situations que le législateur aurait dû régler dès l’origine, eu égard à la gravité de leurs conséquences.
Définitivement, l’équilibre du Code civil est respecté : les réactions du juge face au silence des textes sont bien réelles ; mais jamais ancrées en dehors de tout droit. Elles confirment l’idée que le juge est plus qu’une bouche inanimée, mais bien un véritable acteur du droit au service de la loi. Quid sanum æquilibrium!