Si un arbre tombe dans la forêt et que personne ne l’entend, est-il vraiment tombé ? Inversement, une voix noyée au milieu de la foule peut-elle vraiment être entendue ? Dans un monde de bruit permanent, le silence est difficile, mais souvent plus parlant.
Le silence véritable, l’absence de tout bruit, n’existe quasiment jamais. Aussi, quand on parle couramment de silence, on parle de silence relatif. Une forêt au printemps est plus silencieuse qu’une gare en heure de pointe, un député Renaissance fait moins de bruit que Louis Boyard.
La fanfare médiatique
Dans la cacophonie médiatique, tout sujet qui n’est pas poussé en une par les rédactions tombe dans un relatif silence. On ne parle plus beaucoup des Rohingyas. On parle très peu des chrétiens d’Orient. Et les combats de Bakhmout semblent relativement silencieux depuis que l’on s’affronte place de la Concorde et dans les champs de Sainte-Soline. Le cycle médiatique est rapide et s’accélère toujours plus. Tout comme on agite un trousseau de clés devant un bébé ou un chien pour capter son attention, certains politiques décident que la gesticulation permanente est le meilleur moyen de ne jamais tomber dans le silence médiatique. D’où la stratégie des “petites phrases” pendant le quinquennat Sarkozy, qui permettait d’imposer chaque semaine la polémique en une. Ou encore la stratégie d’hyper-communication par tweets sous la présidence Trump.
Ce bavardage se matérialise aussi souvent par une surproduction de livres, notamment à droite. Les hommes politiques et proto-politiques écrivent (ou plutôt font écrire) ces pavés de 300 pages, en police 24 (afin de ne pas fatiguer les yeux de leur lectorat vieillissant), aux titres à rallonge et aux prix conséquents. Au-delà d’un financement bienvenu pour des futures campagnes, ces livres existent souvent pour justifier un nouveau plan presse. Pendant un mois, l’homme politique retourne sous le feu des projecteurs, pour ressasser dans des matinales et des “entretiens chocs” le synopsis d’un livre qui n’est souvent qu’un programme déguisé. Après la Mélancolie française, le Suicide français, le Destin français ou encore La France n’a pas dit son dernier mot, Éric Zemmour revient ainsi, tel un Lazare médiatique, des limbes de l’actualité pour un énième livre, Je n’ai pas dit mon dernier mot. Sans député à l’Assemblée, il ne reste en effet au parti que la table de chevet pour exister.
Silence de Polichinelle
Ce bavardage incessant, au-delà des efforts communicationnels qu’il suppose pour l’homme politique et son équipe, peut s’avérer assez contreproductif, suscitant un effet de lassitude voire de perte de valeur de sa parole. Vient alors chez certains une stratégie du silence, leur permettant d’avancer sans se soucier autant de l’angle communicationnel, et dans l’espoir que la raréfaction de leur parole créera un effet d’attente dans l’opinion. Mais ce silence est souvent factice.
Arnaud Montebourg nous aura ainsi infligé de nombreux articles sur son travail d’apiculteur, terrifié qu’il était qu’on puisse l’oublier pendant ses années de retrait de la vie politique. Sa stratégie n’a d’ailleurs pas vraiment porté ses fruits, tant son retour « tant attendu » en politique depuis un an est inaudible. De même, s’il est indéniablement en retrait, on ne peut dire de Laurent Wauquiez qu’il est silencieux et concentré sur ses seules fonctions régionales tant son désir d’influence demeure. Si, comme Xavier Bertrand, il a judicieusement choisi le silence sur la réforme des retraites, il reste des signes qui ne trompent pas sur une volonté détournée de rester actuel, comme la pléthore d’articles publiée depuis quelques semaines sur ses ambitions pour 2027.
L’exemple le plus parfait en la matière reste Charles De Gaulle et sa fameuse « traversée du désert ». Le général observe bien un silence relatif durant ces années, mais parce qu’il charge ses fidèles de parler pour lui, d’imposer son nom comme une solution crédible, afin d’éviter la réduction de son identité à son seul rôle de héros de guerre. Cette façade silencieuse est particulièrement visible au cours de la crise algéroise, analysée par Grey Anderson dans La guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS. Si le général reste silencieux, il envoie ses fidèles à Alger pour nouer une alliance de circonstances avec les ultras et l’armée, qui enfante de cet appel « spontané » au retour de De Gaulle au pouvoir.
Le silence éloquent
Quand ce silence réel est possible, la raréfaction de la parole peut conduire à sa plus grande appréciation. Depuis 1962 et le corsetage de l’armée dans ses strictes fonctions, l’institution devenue « Grande muette » jouit d’une très grande popularité. 72% des Français lui accordent une grande confiance, contre 44% pour la justice, 28% pour les médias ou 16% pour les partis politiques. Face à la rareté de sa parole, l’opinion semble même demander à ce qu’elle sorte du silence plus souvent : 73% des Français estiment ainsi que l’armée devrait pouvoir s’exprimer plus librement. Cette envie à tout prix d’entendre l’armée s’exprimer les conduit même à acheter les livres et à vouloir présidentialiser un ancien chef d’état-major sans aucune vision politique construite.
Plus flagrant encore, le silence global des têtes couronnées au-delà des vœux de fin d’année donne à leurs allocutions une résonance particulière. Si la force de la parole de la monarchie-showbiz windsorienne peut parfois s’émousser, l’impact qu’aura eu l’allocution de Philippe VI lors de la crise catalane en 2017 est ici un cas d’école. Ce roi volontairement discret, afin de rompre avec l’embarrassante présence de son père dans l’actualité de la presse à scandales, jouit d’une voix imposante lorsqu’il décide de s’exprimer.
Le silence et le pouvoir
S’il est légitime de suggérer plus de silence aux habitués de la parole, c’est aussi parce que leur silence rend enfin audible des voix moins sonores.
C’est ainsi le fameux topos de la « majorité silencieuse », où le responsable politique appelle à s’exprimer contre une minorité politico-médiatique trop vocale. Elle est invoquée par les gaullistes après mai 1968, dans la campagne de Nixon en 1971, dans la campagne de Trump en 2016, etc. Ici, l’homme politique “dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas”, et incite les silencieux à se faire entendre. L’injonction à s’exprimer, à sortir du silence est plus largement au cœur de notre société. Il faut faire entendre sa voix, non seulement en politique mais dans tous les aspects de notre existence : briser le silence par le vote, par l’expression écrite, orale, visuelle, par tous les moyens, afin d’affirmer son avis, son individualité, son existence.
Parler permet aussi de maquiller son impuissance. Ainsi, le silence individuel vaut acceptation en démocratie représentative, quand on considère que le représentant n’est que le véhicule d’expression du peuple. Ce qui permet au Président de rétorquer aux manifestants contre la réforme des retraites que « l’émeute, la foule, n’ont pas de légitimité face au peuple qui s’exprime via ses élus ». Le silence en dehors des quelques moments ritualisés d’expression sert alors de légitimation tacite aux décisions politiques.
La révolution par le silence
Pourtant, le silence peut être un acte conscient et actif de rébellion. Mais on peut aussi systématiser ce choix du silence. C’est un thème que l’on retrouve dans de nombreux traités « de la maturité » d’anciens militants qui, devant l’échec de la lutte directe, se rabattent sur une opposition silencieuse, faite d’ascétisme et de rigueur personnelle servant une sécession intérieure. On retrouve par exemple cette attitude de résistance silencieuse dans Chevaucher le tigre de Julius Evola ou Le Samouraï d’Occident de Dominique Venner.
Mais, au-delà du simple domaine politique, le silence peut se concevoir comme un acte pleinement antisystème. Si l’on considère, comme Bernanos dans La France contre les robots, qu’« on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure », alors le silence en soi devient un acte de rébellion. Tant par son expérience sensorielle elle-même, qui est la condition préalable à une quelconque attitude méditative, que par la recherche des conditions du silence, qui implique une attitude antimoderne.
Quand parler ne sert à rien, le silence est alors bien plus éloquent.