La préservation de l’ordre public est assurée par le pouvoir de police, que la loi réserve à l’Etat. Fonction régalienne complexe, elle réalise sur les libertés individuelles et collectives un empiètement irréductible. Toutefois, le juge veille au grain.
Constante de la philosophie politique occidentale, la sauvegarde de l’ordre public est une mission régalienne que le contrat social confie en exclusivité à l’État. L’ordre public est un matériau politique complexe, dont l’encadrement juridique est inséparablement lié à la manière dont la collectivité envisage les conditions de sa sauvegarde, au détriment des libertés publiques. L’article L2212-2 du Code général des collectivités territoriales le définit au moyen de ses composantes, que constituent la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques.
Ces trois critères de reconnaissance, faisant de l’ordre public « l’expression d’un ordre matériel et extérieur » (Maurice Hauriou) écartent, a priori, toutes considérations morales de son champ de compétence. Cette conception classique, symptomatique d’une IIIème République hostile à un ordre moral dont elle était pourtant l’émanation bourgeoise, est celle retenue par le doyen de la faculté de Toulouse et ses confrères universitaires à partir des années 1930.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, cette vision restrictive fut remise en cause par le juge administratif, favorable à une approche plus immanente de la notion d’ordre public. Au tournant des années 1960, il valide l’interdiction par les pouvoirs publics de plusieurs films licencieux, sur le fondement de la moralité publique (en ce sens, décision du Conseil d’Etat n°36385 36428, du 18 décembre 1959, Société Les Films Lutétia). Sortant à nouveau du champ matériel, le Conseil d’Etat confirme 35 ans plus tard l’interdiction d’un spectacle dégradant sur le fondement du respect de la dignité humaine, nouvelle composante de l’ordre public (décision d’Assemblée n°136727, du 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge). Ce célèbre arrêt, relatif à l’interdiction d’une pratique venue d’Outre-Atlantique (le lancé d’un nain, encostumé, sur une cible gonflable, le tout dans la torpeur moite d’une boîte de nuit), fit dire au rapporteur de l’affaire : « l’enjeu est précisément ici de sauvegarder l’exigence morale particulièrement solennelle que constitue le respect de la dignité de la personne humaine ».
Ainsi, aujourd’hui, l’ordre public ne concerne plus seulement le champ social matériel et extérieur. Il prend également à sa charge une partie du champ social moral. Ceci dit, par quelle moyen la préservation de l’ordre public est-elle assurée ?
Le pouvoir de police, garant du maintien de l’ordre public
La préservation de l’ordre public se réalise au moyen du pouvoir de police de l’Etat. Il permet à l’autorité publique de prendre toutes mesures en vue de la prévention ou de la répression des troubles à cet ordre, matériels ou moraux. Il ne se résume donc pas à l’action des forces de sécurité intérieure. L’interdiction de spectacles dégradants, la sécurisation d’édifices menaçant ruine, la réglementation communale relative au traitement des déchets, autant que le maintien de l’ordre en rassemblement, sont des manifestations du pouvoir de police.
Le droit français en distingue deux branches. D’une part, la police administrative concerne l’ensemble des mesures prises pour prévenir les troubles à l’ordre public, sous l’autorité du ministre, du préfet, du maire, ou de toute autre autorité spécialement déterminée par la loi. Tel est le cas d’un arrêté préfectoral d’interdiction de manifestation. D’autre part, l’objectif de la police judiciaire est de réprimer les troubles déjà advenus, sous le contrôle du juge judiciaire. Le placement en garde à vue d’un prévenu en est une expression.
En ces temps de réforme sociale, les opérations de maintien de la sécurité publique constituent des mesures de police administratives et judiciaires sensibles. Elles sont encadrées par une législation sécuritaire sous le feu de critiques régulières, renforçant depuis 8 ans les pouvoirs de l’État en matière d’ordre public. Ces évolutions font suite aux vagues d’attentats terroristes, aux colères de la rue, et aux problématiques d’insécurité rencontrées en France et en Europe depuis le courant des années 2010. L’application de l’état d’urgence, puis son introduction dans le droit commun à la fin du quinquennat Hollande ; la loi « anti-casseur » du premier mandat Macron, invalidée partiellement par le Conseil constitutionnel dans le contexte des gilets jaunes ; enfin, les réponses normatives françaises et européennes à la crise sanitaire ont toutes renforcé de manière significative les pouvoirs de polices administratives et judiciaires au profit de l’Etat.
Renforcement du pouvoir de police, recul des libertés
Ces évolutions nourrissent chez les Français un sentiment contradictoire, entre insuffisance de résultats et crainte pour l’exercice de leurs libertés. Car le corollaire du maintien de l’ordre public par le pouvoir de police est toujours le même : il provoque de fortes menaces sur les libertés individuelles et collectives. Le droit français, conscient de cette équation fondamentale, en prend sérieusement la mesure. Sa doctrine est claire : « La liberté est la règle, la restriction de police l’exception ». Le juge est garant de ce théorème, point d’équilibre entre pouvoir de l’Etat et droit des administrés. Son rôle est particulièrement précieux en matière de police administrative. Depuis un célèbre arrêt d’entre-deux-guerre, le Conseil d’État a amorcé une doctrine d’extrême sévérité envers les mesures restrictives de liberté (décision n°17413 17520, du 19 mai 1933, Benjamin). Elle suit la logique dite du contrôle de proportionnalité. Lorsqu’une mesure restrictive est contestée par le citoyen, le juge vérifie en premier lieu que la menace à l’ordre public invoquée est bien caractérisée. Puis, il s’assure que la menace justifie la réponse de la puissance publique, ladite réponse devant être adaptée, nécessaire et proportionnée, sous peine d’être déclarée illégale.
Si le rôle du juge est parfois fustigé, le citoyen peut cette fois-ci se réjouir, car la sévérité des magistrats administratifs a provoqué l’annulation d’un grand nombre de mesures de polices en l’espace de deux siècles. Au plus récent (samedi 29 avril 2023), le préfet de police de Paris interdisait une manifestation aux abords du Stade de France, accueillant le Président de la République, à l’occasion de la finale de la coupe de France. Le tribunal administratif de Paris, fidèle à sa jurisprudence, annulait cette mesure de police, restreignant de manière disproportionnée la liberté fondamentale de manifestation.
Dans cette affaire, c’est l’attitude du préfet que le juriste trouvera inquiétante. L’arrêté d’interdiction qu’il édicta n’était pas entaché d’une simple illégalité grossière : il était manifestement et délibérément illégale, ne servant qu’à freiner l’action politique prévue par les syndicats le jour de la finale. La lecture de l’arrêté, et de sa pléthore d’arguments dénués de toute pertinence juridique (le texte invoque la notion “d’esprit sportif”, totalement étrangère au droit), le confirme. Dans un Etat de droit, le préfet ne doit jamais se mêler de politique : le seul rôle que lui confie la loi est de maintenir l’ordre public, en préférant toujours l’exercice des libertés à leur restriction. Laurent Nuñez, Préfet de police de Paris, et ancien ministre délégué auprès du ministre de l’Intérieur, l’aurait-il oublié ?