Hugo Jacomet est devenu célèbre grâce à son blog The Parisian Gentleman, fondé en 2009 qu’il a doublé d’une chaîne YouTube. Il est l’initiateur, en France, de la notion de « sartorialisme », autre nom de l’élégance masculine classique, à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages.
Qu’est-ce que l’art sartorial ?
On dit l’art sartorial un peu par facilité, car comme le mot sartorial n’existe pas en français, on est obligé de mettre quelque chose devant pour essayer de l’expliquer. Sartorial vient du latin sartor qui signifie tailleur, repris et transformé par les Anglais en sartorial. Donc l’art sartorial est tout ce qui touche de près ou de loin à l’art tailleur, c’est-à-dire l’exécution d’un vêtement, fait par un artisan, sur mesure et dans les règles de l’art. Par extension, il désigne tout ce qui a trait à l’élégance masculine classique. C’est-à-dire les costumes, les trois pièces, les vestes croisées, etc. J’ai été le premier à utiliser ce terme en français, il y a environ 15 ans, puisque l’on n’avait pas d’équivalent. À l’époque, on m’avait fait des procès en barbarisme, un linguiste, Jean Szlamowicz, avait alors expliqué que c’était simplement un emprunt, puisque l’on n’avait pas de mots qui décrivait notre activité de manière simple dans notre langage. Il est assez étrange que le mot sartorial ne soit pas encore entré dans le dictionnaire. Pourtant, sous notre impulsion et celle de toute une génération de youtubers et de blogueurs, de très nombreuses personnes l’utilisent. Il est d’ailleurs amusant de constater que la jeune génération a fait de ce mot sartorial un diminutif : « Sarto ».
Si vous avez dû initier ce mouvement en France, cela signifie qu’il y a une perte du souci de l’élégance dans notre pays. Comment pouvez-vous expliquer cette sorte de décadence ?
C’est assez facile à expliquer. L’âge d’or de l’élégance masculine classique, c’est entre les années 20 et les années 40. Si vous regardez n’importe quel film d’Hollywood jusqu’aux années 50, tous les hommes étaient beaux comme des dieux, et puis, tout cela a dégringolé. À cette époque, il n’était encore pas rare d’aller chez le tailleur, quand on voulait se faire un habit, afin de pouvoir bien s’habiller pour aller à la messe, au marché, ou tout simplement pour aller voir des amis. Dans cette décadence, deux phénomènes ont été à l’œuvre. Il y a d’abord eu l’arrivée en masse du prêt-à-porter, venu des États-Unis, dans les années 60. Cela a quasiment mis par terre tout cet artisanat absolument délicieux du sur-mesure. L’autre phénomène qui a fait du mal à l’élégance, c’est le mouvement politique dit « libérateur » de mai 68. C’était le moment où, par posture, on rejetait les codes de papa pour aller vers plus de « liberté ». Un troisième mouvement est venu amplifier cette perte de repère au niveau de l’élégance, c’est l’américanisation de la culture devenue extrêmement puissante dans les années 70-80. On peut citer McDonald’s et son slogan « come as you are», c’est-à-dire « venez comme vous êtes, même si vous êtes en slip, ne faites pas d’effort !». La culture américaine a rejeté l’élégance au profit du culte du confort. Ils ont élevé le confort au rang de valeur ultime, au détriment de l’esthétique et de l’effort. Petit à petit, les grands faiseurs ont commencé à souffrir terriblement, et quasiment 90% d’entre eux ont fermé leur porte. Ce phénomène est tout à fait parallèle à l’affaissement actuel de la culture, avec le rétrécissement conceptuel et l’appauvrissement du langage. L’habillement n’est qu’un facteur de plus dans ce grand avachissement. En 2009, j’ai lancé Parisian Gentleman comme un journal intime, par pur plaisir. Je m’intéressais à l’art du tailleur, je faisais faire des costumes pour moi, et j’avais envie de partager ce que je faisais, car il n’y avait rien sur le sujet. Avec du recul, je peux dire que notre mouvement était une sorte de réaction à ce grand avachissement.
Mais cet attachement au paraître ne se fait-il pas au détriment de l’être?
Effectivement, on accuse parfois les sartorialistes de ne s’attacher qu’au paraître, d’être des gens superficiels. Selon moi, ce genre d’approche est le produit direct de l’affaiblissement de la culture. Nous, ce que nous prônons dans ce mode de vie sartorial, c’est de réaliser un point de jonction entre l’intérieur et l’extérieur. L’extérieur étant ce que tu montres de toi, l’intérieur étant ce que tu es. Quelle est cette idée complètement absurde qui voudrait que tu n’aies pas le droit de communiquer à l’extérieur ton fort intérieur ? Nietzsche disait que « les Grecs étaient superficiels par profondeur ». C’est-à-dire que pour qu’il y ait une surface, il faut qu’il y ait un fond.Victor Hugo ajoutait d’ailleurs : « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface». Donc, ces gens qui nous accusent d’être superficiels n’ont rien compris. En effet, tout le monde a envie d’être beau, tout le monde a envie d’être au meilleur de soi-même ! Je ne connais personne qui n’a pas envie de se sentir bien dans sa peau, de plaire aux femmes, bref de communiquer son intérieur à l’extérieur ! Selon moi, il n’y a pas de distinction nette entre l’être et le paraître. Après tout, nous avons un corps, jusqu’à preuve du contraire, et ce corps est notre média. Je ne connais personne qui a envie qu’on dise de lui : « il est mal fringué, mais sa beauté doit être intérieure…». Évidemment que la beauté est intérieure, ce n’est pas la question, mais si ton intérieur a la capacité d’être communiqué à l’extérieur, tout le monde y gagne !
J’aime beaucoup François Cheng, qui, en plus d’être philosophe et écrivain, est un calligraphe. Dans une conférence, il explique que la beauté et la bonté sont représentées en chinois par un seul et même idéogramme, figurant une femme et son enfant. Cela signifie que ces deux idées sont intrinsèquement liées dans la pensée chinoise. Bien sûr, on peut trouver des gens qui n’attachent de l’importance qu’au paraître. Mais ceux-là, ce ne sont pas des gens qui nous suivent, ce sont des idiots, des gens vulgaires. Dans notre mouvement, nous sommes attachés à l’idée selon laquelle c’est une chose valorisante, et philosophiquement excitante, que de montrer à l’extérieur ce que je suis à l’intérieur. Selon cette perspective, cela n’a rien à voir avec, ni les moyens financiers, ni avec le milieu social. C’est simplement une impulsion à utiliser le vêtement et son apparence comme vecteur de communication de qui on est vraiment. Évidemment, j’ai vu des crétins très bien habillés, et des gens géniaux très mal habillés. Toutefois, je pense que cette réunification de l’intérieur et de l’extérieur est un mouvement salutaire.
Qu’est-ce qu’un gentleman selon vous ?
Historiquement, on ne peut pas devenir gentilhomme en le décrétant, en s’habillant bien ou en ayant de bonnes manières. Le gentilhomme était par définition un aristocrate. Le mot gentilhomme étant donc assez daté, je préfère celui de gentleman. Ce qu’il y a d’intéressant avec le gentleman, c’est que cela ne touche pas uniquement à l’habillement, mais aussi à la façon de se comporter, à la grandeur d’esprit, à la grandeur des sentiments. Le gentleman, selon l’acception britannique, est par définition quelqu’un qui ne se met pas en avant. Il est d’une élégance discrète. C’est exactement l’inverse des gens qui ne sont que dans le paraître. Cependant, nous avons remarqué que le fait d’embrasser la démarche sartoriale avait une influence sur la manière de se comporter. Un gentleman donc, est quelqu’un qui a l’élégance du vêtement, mais qui a surtout l’élégance du comportement. Il connaît les règles de bienséance, il est courtois et a la capacité de mettre les gens à l’aise autour de lui. Un gentleman ne mettra jamais quelqu’un en défaut. C’est l’inverse de la personne hautaine mais aussi du dandy. Un article récent de Parisian gentleman est d’ailleurs consacré à ce sujet. Un article récent de Parisian gentleman est d’ailleurs consacré à ce sujet.
Vous citez souvent les mots de François Cheng encore, selon lesquels« la beauté nous rend meilleur ». Pouvez-vous expliquer cela ?
La phrase de François Cheng est juste une évidence. Il n’y a qu’à ouvrir les yeux ! Tout ce qui converge vers la beauté – une émotion artistique devant un beau paysage, une belle musique – nous donne de l’oxygène et nous rend meilleur. C’est un fait immémorial, comme l’a montré Gilles Lipovetsky dans Le luxe éternel. Cela fait partie de notre humanité. Si tu enlèves la beauté, le monde est foutu ! Et c’est d’ailleurs un peu ce qui nous arrive, quand on voit les idiots qui lancent de la sauce tomate sur des Van Gogh. Selon moi, c’est l’esthétique, porte vers la transcendance, qui fait la différence entre l’homme et l’animal. Seul l’homme peut être élégant, et par là, il ajoute de la poésie à la prose qu’est sa vie quotidienne. L’expression de « poésie de la prose » nous vient de Gustave Flaubert qui, même dans ses récits en prose, avait une très grande exigence esthétique.
Cela peut aussi s’appliquer au domaine vestimentaire. Aujourd’hui, tout doit être prosaïque et nous sommes en train de devenir esclaves du concret. À rebours de cette tendance, chez Parisian Gentleman, nous défendons l’idée de la beauté, de la superficialité, de l’effort supplémentaire que l’on fait lorsqu’on s’habille bien. Quand l’on ajoute un petit accessoire à son habillement – une pochette, un beau soulier, une cravate – cela ajoute un peu de poésie à l’existence. Notre monde devenu terne a un besoin incommensurable d’un peu de beauté, de poésie, de fulgurance esthétique.
Vous aimez dire qu’on ne s’habille pas pour soi mais pour les autres. C’est-à-dire ?
Si tu restes chez toi toute la journée, tu ne vas pas t’habiller en costume trois pièces, n’est-ce pas ? Évidemment, tu t’habilles pour que les autres te considèrent et tu peux légitimement avoir envie de plaire. Le sartorialisme est aussi par essence une quête de l’autre.
Vous expliquer parfois que le sartorialisme répond à certaines problématiques contemporaines. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ?
Entre 2009 et 2015, on était un peu les grands illuminés de service, on nous disait déconnectés du monde. Depuis 5 ou 6 ans, les gens qui ne nous aiment pas sont très embêtés avec nous, parce qu’on coche toutes les cases de la pensée dominante. Prenons l’écologie : nous, cela fait des années qu’on dit « achetez-moins, mais achetez mieux ! » Si vous vous achetez un beau costume sur mesure, cela va vous durer 10 ans, de belles chaussures peuvent durer toute votre vie ! Pour les gens qui ont les moyens d’aller chez le tailleur, on ne peut pas faire plus court comme circuit : tout est fait sur place ! Il faut simplement parfois faire venir le tissu d’Italie, mais c’est tout de même raisonnable… Nous sommes tout sauf des consommateurs lobotomisés par la fast fashion. On coche aussi la case de la relocalisation, le succès de notre mouvement conduisant des tailleurs à rouvrir en France. En bref, on promeut une façon raisonnée de consommer le vêtement. Par extension, cela nous a presque permis de sauver des savoir-faire en perdition.
Le sartorialisme répond aussi aux aspirations des jeunes générations, qui sont souvent en quête de sens. La démarche que nous proposons dépasse donc l’intérêt pour le vêtement. Derrière cette curiosité, il y a une volonté plus globale de retrouver une vision de la vie raisonnable, de prendre ce qu’il y a de meilleur dans le passé, de manière à l’actualiser et à le vivre. Le sartorialisme est presque devenu une philosophie, ou en tout cas un mode de vie. Aujourd’hui, à 60 ans, je suis un homme heureux car j’ai fait des petits.
Pourquoi est-ce que l’homme qui vous lit devrait engager la démarche sartoriale, et auriez-vous des conseils à lui donner ?
C’est un moyen de reprendre la main sur sa vie, de décider par soi-même, en se libérant des injonctions de la fast-fashion.
En guise de conseil, je dirais d’abord de prendre son temps, et de ne pas se jeter tout de suite sur un trois pièces. Par exemple, quelqu’un qui voudrait commencer cette démarche pourrait d’abord s’acheter une belle paire de chaussures en cuir, afin de remplacer ses sneakers pourries. Rien que cela, cela changera non seulement sa démarche, mais aussi sa posture ! Ensuite, cette personne pourrait se mettre à porter un blazer, avec une petite pochette, et cetera. J’ajouterais qu’il faut prendre en compte son environnement : on ne s’habille pas de la même manière selon les lieux et les occasions. Mon troisième conseil serait de se cultiver, de se documenter. On trouve des choses très bien chez Barbey d’Aurevilly, Balzac, ou de manière plus contemporaine dans les livres d’Alan Flusser, et dans ceux que j’ai écrits. Cela permet d’apprendre les codes. Derrière les codes qu’exècrent les progressistes, il y a toujours un arrière-plan historique, souvent très intéressant ! Et enfin, il s’agit d’avoir le comportement qui va avec. Ce n’est en tout cas pas une démarche anodine, cela peut changer la vie !
Propos recueillis par François Bouyé