L’élégance des mœurs fait l’élégance des mots. Dans son œuvre, Marcel Proust crée un univers sophistiqué où les personnages rivalisent de distinction. Parmi eux, le dandy Charles Swann donne le ton à une œuvre qui se met à son pas.
La figure de l’élégant connaît un âge d’or certain au XIXème siècle. C’est le temps de Dorian Gray, de Charles Swann, de Jean des Esseintes. Derrière ces personnages fictifs se cache non moins un véritable stéréotype mondain. Il s’agit du dandy, l’homme dont l’apparence vestimentaire est aussi élégante que la tournure de son esprit. Retrouver cette figure de dandy chez Marcel Proust, dans son Charles Swann de la Recherche du temps perdu, souligne bien son importance dans le paysage social non seulement parisien mais aussi provincial de la France du second Empire.
L’idéal d’une génération
Charles Swann est un jeune homme fortuné qui perce dans la bonne société provinciale où grandit le narrateur (qui s’exprime derrière un « je » anonyme), en se liant avec une demi-mondaine qui l’introduit auprès des élites locales. Le narrateur découvre en montant à Paris quelques années plus tard, que Swann, très discret en province, fréquente en réalité la très haute société parisienne. Swann incarne en fait l’homme aisé jouissant d’une excellente réputation, d’une grande culture et de bonnes relations. Proust mentionne à de nombreuses reprises sa délicatesse et ses jugements nuancés qui en font un parfait homme du monde, sachant charmer par son esprit agréable et piquant. Du moins est-ce ainsi que le perçoit le narrateur. L’élégiaque que le narrateur lui dédie au moment de sa mort donne le portrait-type du dandy : « Parisien dont l’esprit était apprécié de tous, comme la sûreté de ses relations choisies mais fidèles, il est unanimement regretté. » Swann est cet honnête homme du XIXème siècle qui, comme le présente Balzac dans son Traité de la vie élégante, possède une « supériorité morale » sur ses contemporains.
Être ou paraître ?
Cette supériorité morale relève chez le dandy de sa recherche absolue d’équilibre et de perfection en toute chose. Or le lecteur, lui, se rend compte d’une certaine faiblesse chez cet homme du monde qui ne sait faire abstraction des normes sociales pour apprécier le Beau. Charles Swann se pique en effet d’être amateur d’art, sous toutes ses formes. Sa bibliothèque regorge d’ouvrages sur l’architecture, la sculpture, la musique… Mais alors qu’il entend à Combray, la ville du narrateur, une sonate qui l’enchante, il est incapable, quelques années après, d’accepter que le compositeur de cette sonate soit le vieux professeur de piano de Combray, parce que ce dernier est laid et qu’il ne correspond pas à la beauté de l’œuvre entendue. Ce souci de ne pas faire de vague dans un monde pétri de conventions, tout en cherchant paradoxalement à s’en démarquer par une originalité propre au dandy, montre la limite de cet idéal. Charles Swann, qui se veut amateur et donc critique d’art, se trouve en fait incapable de juger des qualités d’un musicien parce qu’il ne souscrit pas aux critères d’élégance de son temps. Paradoxalement, si le dandy veut s’individualiser aux yeux de la société dont il cherche les bonnes grâces, il ne sait pas dépasser les normes sociales donc générales pour apprécier individuellement un artiste.
« Un degré d’art en plus »
En choisissant de faire évoluer dans son roman un personnage tel que Charles Swann, Proust permet à la Recherche de revendiquer un certain niveau d’esthétisme littéraire. Charles Swann est un être cultivé ; il doit vivre dans un monde qui puisse faire écrin à son personnage nuancé et refléter son aspiration à la justesse de jugement.
Dans ce monde éminemment artistique, l’élégance vestimentaire elle-même est perçue comme un art, dans toute sa technicité. La phrase du narrateur à propos d’une de ses relations parisiennes est à ce titre tout à fait significative : « Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l’avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l’art d’accomplir ces mouvements et d’en faire quelque chose de délicieux. » Proust établit ainsi une passerelle entre le critique d’art qui juge un tableau et l’homme averti qui sait apprécier l’élégance d’une femme. Celle-ci passe du statut d’œuvre d’art à celui d’« artiste à l’œuvre » (Juliette de Dieuleveult).
L’art est recherché en toute circonstance par le narrateur, qui attache une importance capitale à tous les détails de la vie quotidienne, dans une quête du beau. C’est en cela que Proust se détache d’un Balzac. Les descriptions du deuxième souhaitent atteindre un réalisme confinant à une crudité bien éloignée de la vie élégante telle que le même Balzac a théorisé. Les aspirations du narrateur de la Recherche à trouver la beauté – et l’élégance – de son environnement peuvent à ce titre hisser certains passages descriptifs de la Recherche au rang d’ekphrasis (cette description tellement imagée d’une œuvre d’art que l’on a le sentiment d’avoir celle-ci sous les yeux).
On sent, dans les descriptions développées que Proust nous laisse, un écrivain d’une grande sensibilité esthétique, soucieux de la valeur que les choses acquièrent par leur beauté, même simple. La Recherche est donc une œuvre en soi élégante, d’autant qu’elle est un truchement par lequel Proust, sans en avoir l’air, s’épanche sur ses propres souvenirs. Il pousse la subtilité jusqu’à ne pas susciter artificiellement ses souvenirs, en les faisant le plus souvent resurgir de manière inconsciente par la réitération d’une expérience sensorielle. C’est l’exemple célèbre de la Madeleine de Proust, qui ouvre sur tout un monde passé par le simple goût de la madeleine trempée dans son thé. Ces excentricités littéraires, qui valent à Proust de se voir reprocher un manque de simplicité, témoignent de l’originalité de l’esprit de l’écrivain. Sortir du commun et se démarquer par une plume atypique témoignent de l’aspiration de Proust à passer tout en élégance à la postérité, pour rattraper « le temps perdu. »