« Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances », déclare Cyrano de Bergerac dans la pièce éponyme de Rostand (I, 4). Trop souvent confinée à l’espace de l’art, l’élégance peut également être morale, et participe alors d’un gain de valeur spirituelle et d’une simplification de soi.
Comme dans l’élégance esthétique, l’élégance de caractère est le contraire de l’ostentation, de la surcharge ou de la recherche de l’effet, en tant que fin en soi. Ce que nous proposons ici, c’est une petite balade d’observation qui nous conduira à la découverte de ce que peut être l’élégance en matière de caractère et de morale.
« Simplex sigillum veris »
Le simple est la marque du vrai, dit l’adage latin. Et il est aussi celui de l’élégance, puisque être élégant, c’est « eligere », c’est-à-dire choisir. Une écriture élégante est simple et va droit au cœur. Un orateur élégant ne répète pas trois fois la même idée avec des mots différents. Une personne dotée d’élégance professionnelle se caractérise par la cohérence des solutions qu’elle apporte aux problèmes. Être élégant, c’est ne pas être compliqué, et pourtant c’est très compliqué. Pourquoi ? Parce que, par exemple lorsque nous avons la parole, dans une réunion professionnelle ou avec des proches, il est beaucoup plus aisé de s’écouter pendant de longues minutes accoucher d’une logorrhée dont le substrat intellectuel tient en dix secondes que de réfléchir vite et bien, de façon à choisir les mots justes et à produire une parole concise. L’élégance, ce peut être cette qualité qui force l’admiration grâce à son économie de moyens et son apparente facilité. Elle est, selon Valéry, « liberté et économie traduites au yeux », « aisance, facilité dans les choses difficiles ». Être élégant, c’est « trouver sans avoir l’air d’avoir cherché » et « porter, soutenir, sans avoir l’air de ressentir le poids ». L’élégance intellectuelle est donc la marque des grands esprits, dont la clarté d’expression, la netteté des idées et la cohérence des vues fait passer pour naturel et aisé l’art difficile d’être simple. Mais si l’élégance est une attitude qui peut se remarquer dans le domaine intellectuel, elle est une attitude générale qui peut s’appliquer à tous les domaines, depuis le sport jusqu’à la musique, en passant par l’art de converser. Seule compte cette apparente simplicité dans l’exécution de l’action qui confine à la grâce, celle d’un Özil au football, celle du canon de Pachelbel ou celle de Socrate lorsqu’il dialogue.
L’élégance et la liberté spirituelle
C’est donc tout naturellement que l’élégance se porte dans le domaine de la mode et de l’art de bien se vêtir, et c’est bien à ce sens de l’élégance que nous faisons souvent référence dans le langage courant. Une personne esthétiquement élégante saura se distinguer sans faire preuve d’ostentation, saura produire un tout vestimentaire harmonieux, où chaque partie sert l’ensemble sans surcharge. Mais ce que nous entendons montrer ici, c’est que cette simplicité de l’élégance produisant la distinction n’est pas nécessairement artistique ou intellectuelle mais peut également investir le domaine moral. Comme le dit Cyrano dans la pièce de Rostand, « Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances ». Qu’est-ce que cette élégance morale ou du caractère ? A première vue, il semble difficile de relier le concept de « simplicité » à celui de morale, tant ils semblent s’exclure l’un l’autre. Mais peut-être que les expressions suivantes de Georges Régis, dans son article « Philosophie de l’élégance », pourront constituer un bon point de départ à notre réflexion ; selon lui, l’élégance est une « guerre à l’esprit de lourdeur », elle est « cette dialectique du moi capable de distinction active, perçant vers l’authenticité spirituelle avant tout ». Devenir soi-même spirituellement, dans une perspective existentialiste, c’est devenir un esprit original, non bien sûr au sens d’hurluberlu, mais au sens étymologique du mot, c’est-à-dire devenir soi-même sa propre origine. Sans nier l’apport des maîtres, des lectures, des conversations, l’élégance conduit le sujet à entrer dans une voie propre et à gagner sa liberté. Si en effet la lourdeur se caractérise par l’affaissement de la pensée, le boulet de prison du suivisme ou la fausse indépendance de celui qui reste esclave de ses opinions, la légèreté que procure la liberté spirituelle élève l’être jusqu’à la distinction, c’est-à-dire l’originalité. L’homme élégant, c’est donc l’homme libre, qui jouit d’une autonomie sans heurts, puisqu’il est parvenu à l’harmonie avec lui-même, cette « authenticité spirituelle ». Pour utiliser la distinction freudienne entre le ça (passions désirantes inconscientes), le surmoi (injonctions sociales et préjugés inconscients) et le moi (lieu du sujet conscient), on pourrait dire que l’authenticité spirituelle est atteinte dans la conscience et le contrôle de ses passions et dans la reconnaissance de ses limitations intellectuelles, qui permet alors la liberté. Autant dire que ce point ultime de l’élégance spirituelle n’est jamais atteint, car il y aura toujours des causes qui nous détermineront à notre insu. Toutefois, comme l’exprime bien Georges Régis, l’élégance ne se confond pas avec la liberté parfaite, puisqu’elle n’est pas un état achevé, mais une dialectique permanente d’un esprit qui tâche de se transcender, qui « perce vers » sans atteindre. Et au niveau humain, la liberté ne peut être qu’un mouvement, jamais une cible atteinte. Mais ce qui est sûr, c’est que certains ont davantage réalisé cette élégance morale que d’autres, ont davantage cherché l’accomplissement spirituel en « travaillant pour un idéalisme du juste et du vrai », selon les mots de Georges Régis. La mort de Socrate est ainsi infiniment élégante : celui-ci, paisible face à la mort, est libre, puisqu’il n’est même plus déterminé par cette passion fondamentale qui est la peur de mourir. Seul compte le respect de la loi de la cité auquel il appartient, qui lui fera refuser l’évasion.
Se simplifier pour se distinguer
Il peut ainsi sembler que l’élégance possède des traits communs avec le stoïcisme. Tout d’abord, l’élégance renvoie, nous l’avons vu, à une faculté de dépassement de soi au moyen d’une maîtrise. C’est pour cela que l’élégance dans tous les domaines apparaît simple alors qu’elle relève d’une prouesse. Or, la maîtrise est justement le fondement de la partie morale du stoïcisme : se rendre maître de ses passions, c’est se rendre libre. Il y aurait donc dans l’élégance morale telle que nous essayons de la définir une tempérance des passions, une sorte de force tranquille. Une personne dotée d’un tempérament élégant ne réagirait par exemple pas violemment lors d’une attaque verbale, faisant preuve d’une maîtrise de ses émotions, et opérant ce dépassement par rapport à une réaction commune et somme toute naturelle de défense. Ce que l’élégance possède toutefois en plus du stoïcisme, c’est qu’elle se caractérise par une délicatesse morale plutôt que par une radicalité, la radicalité étant la même pour tous, mais la délicatesse étant propre à chacun, et donc facteur de distinction. L’élégance morale, si on devait la circonscrire, serait alors une tranquillité dans l’émotion jointe à une délicatesse dans le rapport à autrui, visant à atteindre une simplicité dans la personnalité et donc une véritable originalité individuelle.