L’exposition « Man Ray et la mode » présentée à Marseille et à Paris entre 2019 et 2020 s’est plu à démontrer la part essentielle de la mode dans la production artistique de Man Ray. Le photographe américain a évolué dans les milieux élégants de Paris de l’entre-deux-guerres, et la folie de cette époque fut le berceau de son art qu’il a résolument voulu ancrer dans l’avant-garde surréaliste.
Lorsque Man Ray arrive à Paris en 1921, ce n’est pas par son appareil photo qu’il compte acquérir la renommée qu’il désire, mais bien avec ses pinceaux. Car Man Ray, Emmanuel Radnitsky, s’est d’abord essayé à la peinture, et sans revenus face à la médiocrité de son succès à la librairie Six comme au salon des Indépendants, il se tourne alors vers la photographie. Il entame sa carrière de portraitiste photographe, aidé des nombreuses relations qu’il possède dans la communauté américaine implantée à Paris, et à ses connaissances du milieu dadaïste.
Un photographe à la mode
La réputation d’artiste de Man Ray se construit donc rapidement, et fait de lui un photographe à la mode à qui le gotha parisien fait appel pour immortaliser des fêtes exubérantes. Parmi les plus célèbres, le Bal du fond de la mer de 1928, où Marie-Laure de Noailles incarne l’extravagance des années folles avec son costume de calamar dont les couches superposées de peau de requin rappellent le parchemin des murs du salon de leur hôtel particulier, ou encore le Bal blanc du comte et de la comtesse Pecci-Blunt en juin 1930. Photographe chroniqueur de bals costumés, Man Ray entretient une relation autant économique qu’artistique avec ses modèles qui lui permettent de faire « œuvre surréaliste » par l’union du réel et de l’imaginaire, caractéristique de ce mouvement, que ces réceptions déploient.
Man Ray est aussi photographe pour les revues de mode. Vogue, Femina et Harper’s Bazaar ont recours à lui et publient les clichés saisis lors des événements mondains. C’est dans ces pages que la mode se fait, et que les critères de l’élégance évoluent, au gré des tenues des femmes du monde qui rejoignent les modèles de Man Ray. Sélectionnés parmi ses proches, amies ou compagnes, la comtesse de Beaumont, Peggy Guggenheim, Consuelo de Saint-Exupéry, Nusch Eluard, Kiki de Montparnasse font partie de celles qu’il photographie le plus et qui l’accompagnent dans la révolution de la photographie d’art qu’il entreprend.
Renouveler la photographie d’art
Dans Où en est la photographie, Ernest Coustet affirme en 1922 que « dire de la photographie qu’elle est artiste par elle-même serait une insanité ; mais entre les mains d’un artiste, elle est susceptible de devenir un outil, un moyen d’expression esthétique dont les ressources sont plus étendues que ne serait tenté de le croire un esprit superficiel ». Si c’est le processus de création qui fait l’artiste, et non le support utilisé, la photographie peut dès lors acquérir ses lettres de noblesse face à la peinture.
Recadrage, jeux d’ombres et de lumières, solarisations sont autant de moyens utilisés par Man Ray pour créer les images oniriques qu’on connaît. La « Robe de Madeleine Vionnet dans une brouette » est emblématique de la modernité photographique : l’angle de vue, inhabituel, loin d’aplatir l’image met en valeur la décontraction de la pause du modèle tout en opposant la somptuosité de la robe du soir en plissé argent au matériau brut de la brouette. Les éclairages sophistiqués sculptent le modèle, étirent les lignes, accentuent les volumes en jouant avec les ombres, tandis que le noir et blanc ajoutent une note d’épure classique. En réunissant glamour hollywoodien et surréalisme chez ces femmes presque déréalisées par leur sculpturalité, Man Ray pose un regard sur la femme où réalité et imaginaire se confondent, et renouvelle la photographie de mode jusqu’alors strictement documentaire. Dès lors, il ne cherche plus à conjuguer platement l’art et la mode, comme il le faisait au début de sa carrière par l’introduction d’objets d’art dans ses images, mais il veut valoriser l’image de mode par le langage contemporain. Le surréalisme cultivé dans ses productions photographiques comme dans ses relations dans les milieux artistes et littéraires place Man Ray dans l’avant-garde.
Man Ray et le surréalisme
Bien que photographe de métier, et par là artiste controversé, Man Ray veut introduire dans le travail produit sur commande pour les revues de mode un style pictural qui signale son appartenance revendiquée à l’avant-garde artistique. C’est tout naturellement que du dadaïsme new-yorkais Man Ray passe au surréalisme parisien, habitué des cercles qui réunissent André Breton, Paul Eluard, Sonia Delaunay et Tristan Tzara.
Chez les surréalistes, la femme est objet de fantasmes et de désir. L’univers photographique créé par Man Ray notamment pour Kiki de Montparnasse est sensuel et étrange ; la jeune femme y est « dématérialisée […] à la fois ombre et lumière, rêve et réalité ». Noire et blanche, publiée dans Vogue en 1926 procède d’un travail poussé à l’extrême du contraste et du recadrage, conduisant à identifier l’un et l’autre visage, dans une poésie plastique inattendue qui révère autant qu’elle annihile la femme aimée. Ce travail pour déréaliser les images est principalement effectué par le recours au recadrage qui, en tronquant l’image, prive le corps de sa nature charnelle ; ne demeurent que l’âme et la beauté d’un objet presque sculptural aux courbes parfaites. Les Larmes, où sont juxtaposées une image en gros plan de l’œil du modèle et des larmes de verre, bien qu’image publicitaire à l’origine, sont devenues à ce titre une photographie iconique : « Certaines de mes photos les plus réussies, écrira-t-il, n’étaient que des agrandissements de détails d’un visage ou d’un corps ».
Témoin des années folles et de leur exubérance, Man Ray est un photographe dont l’appartenance aux mouvements d’avant-garde de son temps fut un des moyens de s’affirmer comme artiste. Si son art est longtemps resté controversé, il s’est néanmoins inscrit dans la culture de masse qui émergeait alors, tant par la promotion de la haute couture et des milieux élégants de Paris que par celle de l’esthétique surréaliste.