Au Moyen Âge, les régions peu accessibles, lointaines ou méconnues sont a priori inquiétantes. C’est au sujet de la montagne que les mythes sont les plus abondants. Le milieu montagnard semble propice aux manifestations extraordinaires, aux apparitions d’hommes monstrueux et de bêtes fabuleuses.
Le rôle frontalier de la montagne est double : frontière naturelle d’une part, et frontière mythique de l’autre. Mais de quoi la montagne forme-t-elle la frontière, sinon d’un autre monde, d’un inconnu ? Pourquoi semble-t-elle inspirer à la fois tant de peurs et de fascinations ?
Un espace indescriptible.
Les habitants des plaines ont toujours été à la fois fascinés et effrayés par la rudesse du milieu montagnard et le Moyen Âge n’est pas si différent à cet égard de la période contemporaine. On a sans cesse cherché à identifier ces espaces, à les décrire, non sans peine. Les récits de voyages médiévaux sont surprenants en ce qu’ils opèrent inconsciemment une bi-partition spatiale entre d’une part la nature sauvage, incarnée par la forêt, la mer et surtout la montagne, et d’autre part le monde des plaines, des bourgs, de la civilisation. Vincent de Beauvais, frère dominicain du XIIIe siècle, décrit les montagnes comme “de très hauts gonflements des terres”, des lieux élevés dont la hauteur semble exprimée par la quantité d’ombres qu’elle projette sur les basses terres. Souvent recouverte d’épaisses forêts, la montagne forme avant tout un monde énigmatique et marginal.
Il est une énigme qui, loin d’être réglée au Moyen-Âge, entoure la naissance des montagnes. De nombreuses légendes apportent leur réponse, par exemple celle à laquelle adhèrent Vincent de Beauvais et d’autres penseurs chrétiens, qui conte que la terre, plane avant le Déluge, aurait laissé surgir des montagnes lorsque les eaux diluviales se seraient retirées. D’autres mythes suggèrent que les montagnes seraient des géants pétrifiés. Dès lors, ne serait-ce que par le mystère qui entoure sa naissance, la montagne revêt un caractère mythique. De plus, elle est géographiquement très mal connue. Il existe de véritables blancs de carte, et dans les Alpes suisses par exemple, seulement 35 sommets sont expressément nommés avant l’an 1600. Même l’orograpĥie des Vosges, montagne pourtant humanisée, reste approximative jusqu’à la Renaissance. Les recommandations que l’on fait à ceux qui s’apprêtent à traverser des montagnes parlent d’elles-mêmes ; Thomas de Cantimpré conseille de se munir d’une éponge imbibée d’eau et de respirer à travers elle pour ne pas suffoquer tant l’air montagnard est insalubre et sec. Les voyageurs parlent surtout de la hauteur des montagnes, de la profondeur de leurs gouffres et de la peur qui les saisit au passage des cols. Mais au-delà des aspects géographiques et physiques du milieu montagneux, ce sont des craintes tout autres qui saisissent les peuples médiévaux de toute l’Europe à la mention du mot “montagne”.
Entre mythes païens et récits chrétiens.
Dès l’Antiquité, la montagne apparaît comme un monde intermédiaire entre hommes et dieux, et l’on dit que sa tête semble toucher au ciel tandis que sa base touche à l’empire des morts. Ce qui lui confère irrémédiablement un caractère inquiétant, surnaturel. Les mythes antiques nous apprennent que les montagnes sont des lieux où aiment se retrouver les êtres supérieurs, et c’est d’ailleurs en altitude que jaillit la source Hippocrène sous le sabot de Pégase ou que Chiron le Centaure naît de l’union de Cronos et de Phylira. C’est aussi sur une montagne, le Caucase, que Prométhée est enchaîné pour avoir donné le feu aux hommes. De plus, nombre d’épisodes bibliques s’accomplissent en montagne, notamment la réception des Tables de la Loi par Moïse. Lieu de punition, l’imaginaire chrétien rappelle que la montagne est aussi un lieu de rédemption et de réconciliation.
Cependant, à partir du XIIe siècle, la vision de la montagne comme domaine des dieux dévie vers celle d’un espace empli de démons, de sorcières et de bêtes. Le folkloriste Gervais de Tilbury conte vers 1214 les lugubres légendes des démons du Mont Aiguille et du mont Canigou. Dans tous les récits médiévaux, c’est en montagne que séjournent les dragons et les géants. On raconte que des femmes à barbe vivent dans les montagnes de Norvège et qu’au Grand Saint-Bernard existent des gens affligés d’un goître de la taille d’une courge. Au Tyrol, on est persuadé que vivent des Centaures et des serpents à tête de femme. On se met peu à peu à percevoir la montagne comme le point de rencontre lugubre entre notre monde et celui du sacré. Au long du Moyen-Âge, les récits chrétiens soulignant le caractère surnaturel de la montagne ne disparaissent pas, et il n’est guère étonnant de voir nombre de lieux de dévotion construits en altitude. Cependant, les récits païens s’imposent progressivement et accentuent encore l’image terrifiante de la montagne.
Effrayants peuples des montagnes.
L’étude des montagnes au Moyen-Âge dépend pour partie de l’histoire des mentalités. À une époque où les montagnes ne se franchissent pas sans péril, les récits de traversées ne font que confirmer l’image effrayante de la montagne, qui oppose à l’homme le froid, la pente, la neige. Les populations montagnardes, avec qui les voyageurs entrent inévitablement en contact, participent largement de l’imaginaire lié à la montagne. L’historien médiéviste Claude Lecouteux explique qu’on est en fait plus inquiet de la présence d’hommes dangereux en altitude que de bêtes à proprement parler. Le voyageur établit d’office une équation entre paysage inquiétant et mœurs agressives. Aux yeux des gens des plaines, les montagnards paraissent différents, sauvages, patibulaires. L’altérité, ajoutée à la rudesse de l’espace montagnard, inquiète profondément. On s’effraie du caractère indépendant, insoumis et incontrôlable des peuples des montagnes. De fait, l’établissement d’une quelconque autorité est quasiment impossible en altitude. Lors de la bataille de Morgarten le 15 novembre 1315, les paysans de Schwytz taillent en pièce l’armée de Léopold d’Autriche au mépris des règles de la guerre chevaleresque, et il est probable que le discours de crainte à l’égard des peuples montagnards se soit cimenté à ce moment-là. Impossible de ne point songer également à Guillaume Tell, gloire d’une communauté montagnarde qui semble résister, en tant que tel, à tout contrôle politique. Il faut dire que le relief constitue une défense naturelle qu’il est difficile de franchir et aisé de tenir. Cette réputation constitue paradoxalement aussi l’atout de la montagne et, aux approches de la Renaissance, les Etats de Savoie, conscients de cela, s’attellent à y installer des forteresses et à rétablir l’autorité publique, d’où, d’après le chroniqueur Cabaret, l’origine de “Savoie” : “salva via”. De fait, le verrouillage militaire de la montagne s’imposera comme l’un des grands topoï du discours politique de la Renaissance.
Tantôt lieu de punition, tantôt de rédemption, demeure des bêtes et des sorcières, abri des ermites et des démons, la montagne apparaît comme une frontière entre hommes et dieux, entre civilisé et barbare, entre bien et mal. Elle est le lieu où s’affrontent deux mondes par tout opposés. Berceaux de mille craintes, les montagnes sont pourtant de plus en plus souvent traversées par marchands et pèlerins qui démentent ces mythes et prouvent qu’elles ne représentent en rien des barrières. Au contraire, l’amélioration de la circulation intra-montagnarde, particulièrement dans les Alpes, représente un apport fondamental de la fin de la période médiévale pour la connaissance de la montagne et sa normalisation.