Fille d’apiculteurs, me voilà plongée cet été dans les Bucoliques dont la poésie est mêlée à la sueur. Il est loin, l’Âge d’Or décrit par Virgile où les chênes distillaient généreusement le miel en rosée dans un matin éternel. Mais la nature ne laisse de dévoiler ses secrets à qui se tait et prend le temps de l’écouter.
Il est un cycle qui ne s’arrête jamais. Celui du temps. Les saisons s’enchaînent en un roulement infatigable qui orchestre le travail du monde rural depuis des millénaires. Quand la cloche sonne la fin des cours, la saison folle arrive, dans un élan de jeunesse et d’ivresse. En ville, les terrasses se remplissent. A la campagne, les champs se couvrent peu à peu d’épis tendres ou de tournesols dodelinants. Les insectes s’activent en volutes légères. Il n’y a que les cigales pour oser faire la sieste et s’amuser en ce temps de la récolte. Pour les ruraux, dont l’agenda est dicté par les transports de la nature, l’heure n’est pas au transat et au mojito. Il faut continuer de « se coucher avec le soleil, et de se lever avec les poules » car la nature n’attend pas. Ses lois sont dures et sans recours. « Ne discute pas. Regarde, écoute, sent » semble-t-elle nous dire dans un murmure impérieux qui ne souffre réplique.
Depuis que l’homme a quitté le Jardin d’Eden, il ne lui suffit plus de tendre la main pour que le miel y coule en abondance. L’été est là, mais les agriculteurs préparent sa venue d’arrache-pied depuis la fin du sommeil hivernal. Quand les fleurs ont commencé à poindre sous les dernières gelées, le réveil de la nature a sonné le début d’une période de travail effréné. Comme pour n’importe quel élevage, les colonies d’abeilles doivent faire l’objet de toute l’attention de leur éleveur. Pour éviter qu’elles ne meurent en emportant avec elles la manne délicieuse dont elles sont seules à connaître la recette, il faut leur prodiguer des soins, les protéger des menaces des maladies et des parasites mortels, assurer leur reproduction… C’est un travail délicat, sur le fil du rasoir, dans lequel le temps, le climat, la faune et surtout la flore sont des contremaîtres impitoyables.
Cette année, l’atmosphère torride a ralenti le temps. La nature, engourdie et assoiffée par la chaleur, a donné moins de fleurs. Le nectar cher aux abeilles s’est fait plus rare. Quand la remorque rentre à la maison, après la récolte tant attendue, elle est moins chargée de miel que de déception. Mais la saison n’est pas terminée et il faudra continuer à soigner ces petites créatures. Voilà la difficulté de tous les métiers de la terre. C’est d’accepter les fruits de son travail, comme une modeste fiche de paie sur laquelle ne figurent pas les heures. C’est de s’abandonner à un mystère plus grand que nous sans s’engager dans une lutte perdue d’avance.
Il y a quelque chose que la nature offre sans compter, c’est la possibilité de la contempler, comme un encouragement à continuer. Les forêts qui abritent les ruchers sont une destination merveilleuse où l’on ne se rend pas en wagon première classe. C’est un monde qui ne transige pas. Mais il offre un spectacle continu, et permet à celui qui y entre d’effectuer un voyage d’une dimension nouvelle, un voyage en profondeur. Ces forêts bourguignonnes, nous les avons toujours connues et arpentées mais l’habitude ne s’installe jamais. Mes parents y travaillent, et leur émerveillement devant elles demeure pourtant intact, comme au premier jour, peut-être même plus.
Quand nous partons dans cette nature à peine réveillée, le vrombissement du Defender nous berce pendant les quelques minutes que dure le sillon à travers les bois. Les voûtes formées par les arbres, dont les feuilles clignotent au rythme du vent, s’ouvrent sur le cœur de la forêt. A la fenêtre défilent tantôt des décors verdoyants et frais, tantôt des champs nus et assoiffés. Quand le moteur se tait, on entend un bourdonnement sourd provenant des ruches encore paisibles, parallèles à la lisière du bois. Parfois le décor est fait de merisiers blanchis de fleurs, copiés des peintures japonaises, parfois, de plantes sauvages où l’odeur de l’origan enveloppe toutes les autres. Et dès que nous ouvrons les mines d’or liquide dans un nuage de fumée, à l’abri de nos combinaisons blanches, le bourdonnement presque métallique de ces petites bêtes noires s’accélère au gré de leur excitation. Pendant qu’un comité armé de son venin se charge de nous accueillir, l’autre poursuit, imperturbable, sa mission. Chaque abeille occupe un poste unique correspondant à son âge, dans une harmonie jamais égalée dans les entreprises humaines. Les nourrices s’occupent de la croissance des larves, qui leur succèderont quelques jours plus tard. Là, une abeille revient de sa pêche miraculeuse, deux paquets d’un pollen vermeille de chaque côté de ses ailes. Elles sont des dizaines de milliers, ressemblant à des ouvrières de l’Olympe fabriquant l’ambroisie des dieux.
Dans cette petite part d’immensité, tout est réglé comme du papier millimétré. Les alvéoles de cire qui habillent les cadres sont d’une régularité plus qu’industrielle. La température est toujours optimale pour la conservation du miel et la survie des larves, sous la chaleur écrasante de l’été comme le froid glacial de l’hiver. Et plus on observe, plus on connaît, plus le mystère devient grand. Le mystère de l’harmonie parfaite entre tous les habitants de ce cosmos infini en perpétuel mouvement, qui en fait un chef-d’œuvre qu’on ne se lasse pas de contempler. Chapeau l’Artiste !