Quelques mois après la mort de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1896-1957), le monde découvrait le chef-d’œuvre d’un écrivain inconnu, écrit quelque temps avant sa mort mais médité toute sa vie. Comme un grand testament, personnel, politique et littéraire, qui sait ? Le Guépard, voyage au cœur de la Sicile.
Dans les pas de Grégoire, je voudrais donc vous parler de la Sicile. Je n’y ai pas mis les pieds, certes, mais elle m’est apparue à travers ce roman. L’intrigue se noue au moment de la révolution menée par Giuseppe Garibaldi qui aboutira en 1871 à la réunification italienne et à l’avènement d’une société libérale. Le guépard, c’est l’emblème de la famille Salina et l’effigie de son prince, Don Fabrice, personnage inspiré par l’arrière-grand-père de l’auteur, qui est la figure centrale du roman. L’intrigue ne tient en réalité que peu de place : les réflexions politiques se mêlent aux dilemmes personnels et aux compromis sociaux pour marquer avec une finesse touchante, mais dénuée de nostalgie, la révolution qui s’opère dans la rencontre d’un monde ancien, aristocratique, et d’un monde nouveau, plébéien.
Sans troubler le cours de la vie de la famille Salina qui s’écoule calme sous l’autorité du prince, la guerre survient et fait vaciller l’institution aristocratique. Don Fabrice choisit alors d’endosser lui-même, par un compromis auquel il ne croira pas longtemps, le changement qui s’opère. Et ce choix se heurte à la résistance instinctive mais éphémère du peuple, aux anciennes habitudes du village où est établie sa demeure estivale : « Le prince avait troublé Donnafugata semblable à elle-même ; Donnafugata jugea que le prince avait bien changé […] De ce moment commença, invisible, le déclin de son prestige ».
Malgré les restes de la splendeur et du charisme du Prince qui le feront toujours juger avec mépris ce qui ne répond pas à l’exigence de sa classe, la révolution est consommée sous la pesanteur du soleil qui avait imprimé depuis si longtemps sa marque dans l’âme sicilienne du guépard. Maintenant, il « contemplait la ruine de sa race et de son patrimoine sans faire preuve de la moindre activité, et surtout sans rien entreprendre pour s’opposer aux événements ». C’est au cœur des paysages insulaires et sous le soleil de ces terres arides que se dissimulent les raisons de ce déclin d’autant plus tragique qu’il s’est opéré sans violence. Cette apathie qui confine à la malédiction atteint son paroxysme lorsque le prince de Salina se justifie de refuser la place de sénateur qu’on lui offre au sein de cette Italie unifiée : « Le sommeil, voilà ce que veulent les Siciliens, et ils haïront toujours celui qui voudra les réveiller, fût-ce pour leur apporter les plus beaux cadeaux » et il ajoute plus tard : « J’ai dit les Siciliens, je devrais ajouter la Sicile, l’atmosphère, le climat, le paysage sicilien ».
Dans ce roman où l’élégance de l’écrivain perce largement à travers la traduction, la place du paysage comme du soleil est cruciale. Par intermittence, ils font tous deux irruptions dans le récit, souvent dans le discours même des personnages, pour faire écho à la tragédie qui se noue, pour en être le théâtre. Ce paysage « qui ignore le juste milieu entre la mollesse lascive et la sécheresse infernale », a forgé, lentement, avec les dominations successives des puissances étrangères, l’âme d’un peuple immobile. Et le même témoignage résonne encore dans les brefs aperçus que l’auteur nous livre de la vie paysanne : « Des hommes, empoignant leur pioche, partaient à la recherche de qui leur donnerait du travail, Dieu le voulait. Silence atone. Cris stridents et exaspérés de voix hystériques. Du côté de Santo Spirito, l’aube d’étain bavait sur les nuages de plomb ».
Au milieu de l’irrationalité de ces paysages immobiles « comme une mer brusquement pétrifiée à l’instant ou un changement de vent a rendu les vagues démentes », et que l’auteur décrit aussi finement que l’opulence des palais et des jardins, un seul personnage prend le parti de la vie, Tancrède, le neveu du Prince. Tandis que son oncle côtoie toujours plus intimement la vision de la mort qui le guette, lui, fougueux et plein d’ambition, s’éprend de la fille d’un riche bourgeois et s’assure une place dans ce nouveau monde. Pourtant, il partage cette même lassitude ; « Il faut que tout change pour que rien ne change » reconnaît-il, loin de l’illusion d’une société nouvelle capable de changer leur âme. L’absence de véritable contradiction à travers le récit ainsi que l’unité formée par les personnages, entre eux comme avec leur environnement naturel, font de ce roman un tableau d’une puissante précision. Comme si l’auteur avait d’abord voulu fixer une âme plutôt que de dénoncer une révolution.
C’est sans doute ce climat cruel en même temps que cette histoire millénaire de domination subie qui ont pu produire aussi cette insouciante passivité qu’a remarqué Grégoire lors de son voyage, insouciance qui n’est pas dénuée de la fierté d’être admiré malgré tout par le monde, et de croire que jamais rien ne changera.