Ancien ambassadeur au Japon, au Royaume-Uni, en Allemagne et en Chine, ancien conseiller diplomatique de Jacques Chirac et ancien secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, Maurice Gourdault-Montagne a été un grand témoin des événements internationaux, mais surtout un acteur des relations internationales. Il a accepté de nous livrer son analyse de la situation actuelle, dont la hauteur tranche avec un certain conformisme et ouvre des perspectives encourageantes.
Quel est votre parcours ?
Mon parcours est un parcours de diplomate. Je n’ai pas fait l’ENA, je suis rentré au quai d’Orsay par le concours d’Orient. J’ai fait une partie de ma carrière professionnelle en cabinet ministériel : j’ai été en cabinet avec Alain Juppé, comme directeur adjoint au cabinet des Affaires étrangères, Dominique de Villepin étant le directeur, et je suis devenu directeur de cabinet de Juppé Premier Ministre. Pour l’autre partie, J’ai été jeune diplomate en Inde et en Allemagne pendant la réunification, et plus tard ambassadeur au Japon puis conseiller diplomatique et Sherpa du Président Jacques Chirac (représentant d’un chef d’Etat lors des sommets du G7/G8). C’était très intense car c’était la période de la guerre en Irak. Pendant la crise financière, j’ai été ambassadeur à Londres, puis ambassadeur en Allemagne pendant la crise des dettes souveraines, pendant Fukushima, pendant l’intervention libyenne, puis j’ai été ambassadeur en Chine pendant la montée en puissance de Xi Jinping.
Une carrière bien remplie avant de revenir à Paris comme Secrétaire général du quai d’Orsay. C’est le contact avec d’autres cultures et des personnes différentes qui m’a le plus passionné dans mon métier, on se sent mieux soi-même lorsqu’on est face à la différence.
Le conflit russo-ukrainien avait été à peu près gelé avec les accords de Minsk. Quelle est leur teneur et pourquoi n’ont-ils pas suffi à garantir la paix ?
Tout d’abord, je voudrais faire remarquer que la guerre a profondément imprégné notre histoire, elle imprègne l’histoire de tous les peuples. Je me suis souvent fait la réflexion que je suis la première génération dans ma famille à ne pas avoir fait la guerre contre les Allemands depuis à peu près 300 ans puisque à peu près tous les 30 ans on a fait la guerre aux Allemands. La guerre nous imprègne, elle imprègne nos terres, notre mémoire, nos émotions. Les pays où j’ai été affecté sont des pays qui ont été touchés par la guerre ; l’Allemagne, l’Angleterre, la Chine et le Japon. Et dans toutes les guerres, travaillent tant les militaires que les diplomates.
Les accords de Minsk ont été mis en place à l’époque pour donner un statut particulier au Donbass. Ça n’a pas été mis en œuvre parce que, malgré les efforts des puissances extérieures comme la France et l’Allemagne, ni du côté russe ni du côté ukrainien on a voulu aboutir. Et donc la situation s’est durcie. Tout ceci dans le contexte prolongé de l’après-guerre froide où rien n’a été réglé sur le plan de la sécurité. Après la chute de l’URSS, j’étais alors en Allemagne, nous croyions entrer dans un nouveau monde. Et rien n’a été organisé. Mais de la même manière que les individus vivent en société, les pays vivent dans une société collective dans laquelle il faut arranger des systèmes de sécurité collective. Et il n’y avait plus de sécurité collective, plus d’ordre international.
Quelle a été l’action de la France, et la vôtre dans ce contexte ?
Chirac était très préoccupé par ce déséquilibre. Il a proposé aux Russes une neutralité et une protection croisée de l’Ukraine par l’OTAN d’un côté et la Russie de l’autre. Je suis allé le proposer au conseiller diplomatique de Poutine qui avait été très intéressé, d’autant plus que cela préservait l’enjeu de la location aux Russes de la base de Sébastopol en Crimée par l’Ukraine. Mais de l’autre côté les Américains me répondirent que c’était hors de question. Ils reprochaient alors à la France de vouloir bloquer à nouveau une expansion de l’OTAN. Nous avons alors compris le dilemme. Les Américains ont manifestement envie de faire progresser l’OTAN alors qu’elle avait été créée pour résister à la pression communiste et les forces du pacte de Varsovie. Cette initiative avait été prise à la fin du mandat de Jacques Chirac et mon action s’est arrêtée là.
Comment a réagi la Russie ?
Poutine a averti considérer comme une provocation un élargissement à l’Ukraine. Henry Kissinger avait dit – et c’est là qu’il faut toujours prendre l’histoire et la géographie en compte – qu’il est essentiel de considérer que l’Ukraine n’est pas n’importe quel pays pour la Russie et réciproquement. Il y a des contextes géographiques et historiques qui font qu’on doit pouvoir trouver des équilibres qui ne remettent pas en cause ni l’intégrité territoriale ni la sécurité d’un pays. En 2008 la France et l’Allemagne ont montré leur réserve vis-à-vis de l’intégration de l’Ukraine à l’Otan. La crainte des Russes obsédés par l’accès aux mers chaudes était que la mer Noire devienne une mer otanienne et c’était une situation absolument inacceptable. Ils ont donc pris la Crimée et occupé le Donbass.
Durant tous ces échanges, étiez-vous respecté par les Russes ? Votre parole avait-elle un poids indépendant ou étiez-vous considéré comme une facette de la voie otanienne ?
C’était mon devoir de rapporter ce que je pouvais entendre de mon homologue russe que je voyais à Berlin. Les négociations étaient menées au niveau des ministres. La France a un statut international particulier qui lui donne voix au chapitre. Elle fait partie du commandement militaire intégré de l’OTAN et elle est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, cela a une résonance particulière chez les Russes ou aussi les Chinois. Et par ailleurs, nous sommes une puissance nucléaire.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Existe-t-il toujours un dialogue entre Français et Russes ?
Les relations diplomatiques n’ont pas été rompues, nous ne sommes pas en guerre et donc on se parle. Le président Macron a réussi à maintenir un contact avec le président Poutine grâce au statut de la France. Par ailleurs, le président Macron avait eu des intuitions justes : on ne change pas la géographie. La géographie fait que la Russie est sur notre continent donc on doit établir un Modus Vivendi entre les Russes et les Européens. Je ne voudrais pas excuser d’aucune manière l’agression des Russes, elle est absolument condamnable et intolérable. Mais est-ce qu’il faut verser dans une hystérie antirusse qui va jusqu’à condamner des populations qui n’y sont pour rien, des artistes et des athlètes, des joueurs de tennis à Wimbledon ? Je pense que c’est excessif, injuste et contre-productif.
Dans quel sens évolue cette guerre ?
Pour le moment, j’observe une escalade croissante. Les livraisons d’armement montrent qu’on va de plus en plus vers des armements offensifs et lourds. Plus l’escalade se poursuit, plus on se dirige vers le geste désespéré de celui qu’on a en face. Pour le moment il n’y a pas de précédent d’un pays qui réagirait de manière nucléaire en raison d’un conflit sur un autre territoire, mais je pense que tout est encore possible. Je reste persuadé que la guerre n’est jamais fatale. Aujourd’hui nous sommes dans un système d’alliances où certains veulent faire plier la Russie pour la mettre hors d’état de nuire. Jusqu’où cela ira-t-il ?
Comment se comporte la diplomatie française ?
La diplomatie française a été pour l’instant, je crois, à la fois dans l’engagement et aussi dans la retenue. Nous sommes solidaires de nos alliés. Je pense que Macron et la France doivent continuer à chercher la paix. Mais je reste persuadé que les seuls capables de siffler la fin de la partie sont les Américains parce que les Russes ne respectent qu’eux et certainement pas les Européens qui sont relativement désunis sur l’attitude à avoir avec la Russie, notamment sur la question des sanctions. En particulier la fin des importations de gaz russe.
Pour nous, il faut que nous soyons extrêmement précis et fermes sur les garanties de sécurité données à l’Ukraine. Si nous commençons à autoriser des annexions c’est le début de la fin. Peut-être que le Donbass peut avoir un statut particulier. Le droit international offre des règles et des précédents. Et les négociations dépendront du rapport de force entre les parties. Voilà la vision des diplomates sur la guerre.
Poutine est un homme du KGB et un Homo Sovieticus mais n’était pas totalement fermé à une coopération avec l’Occident : nous avions avec lui une relation qui avait pour but d’établir la confiance parce que la confiance est un élément essentiel des relations internationales. Une fois cassée, elle est très dure à restaurer. Poutine, petit à petit, a perdu confiance parce que chaque intervention des Russes sur leur sécurité était traitée ou par le mépris ou ignorée par le camp occidental. Or Poutine, qui est un patriote russe à sa manière, est resté sur son objectif de Make Russia Great Again par tous les moyens. Nous avons manqué de clairvoyance.
Il y a un point que j’aimerais souligner avec vous sur la guerre en cours : c’est comment le reste du monde nous regarde. Vous l’avez vu, il y a eu des votes au Conseil de sécurité des Nations Unies et à l’Assemblée générale avec tous les pays dans lesquels certains pays comme les Émirats arabes unis, l’Inde se sont abstenus et des Africains comme le Sénégal. Vous avez eu une abstention d’environ 40 pays. Puis il y a eu une résolution pour exclure la Russie du conseil des droits de l’Homme et là il y a eu 58 abstentions. Le reste du monde regarde ce conflit avec stupéfaction. Et pour eux c’est un conflit de « Blancs » car en Ukraine nous sommes très empressés à aider les réfugiés, dénoncer les crimes de guerre, mais nous le sommes beaucoup moins quand il s’agit de l’Iraq et du Yémen par exemple. Je pense que ce conflit marque un recul de la crédibilité de l’Occident.
Pensez-vous qu’on peut voir surgir un pôle sino-russe ?
C’est possible mais ce n’est pas l’intérêt des Chinois, du moins ils n’ont rien fait qui va dans ce sens. Le risque en revanche, c’est que la Russie se renferme sur elle-même et que beaucoup de ses élites s’en aillent. Un bloc sino-russe, c’est une hypothèse, mais je n’y crois pas vraiment car la Chine a besoin du reste du monde pour continuer son développement, et ce pour une seule raison : sa stabilité politique.
Est-il possible d’avoir une diplomatie européenne ? Est-ce souhaitable ?
Ce qui est intéressant avec ce conflit, c’est que nous assistons à un regain de conscience européenne. Maintenant, la question qui se pose est : comment cette conscience va-t-elle s’incarner dans une politique commune ? Il y a encore beaucoup de contrastes dans cette Europe. Les Polonais ne sont pas les Allemands, qui eux-mêmes ne sont pas les Français. Néanmoins, de la même manière que le covid a créé le pass vaccinal et a permis de mutualiser la dette covid, la question est de voir comment les conséquences de l’Ukraine vont s’imprégner dans les consciences européennes. Une vision de la défense plus proche, peut-être ? Il y a tout un travail à réaliser, mais nous assistons à une phase dynamique de l’Europe.
Croyez-vous que la population russe soutienne Poutine ?
C’est difficile à dire. D’après ce que nous pouvons voir des sondages, l’adhésion des Russes à la politique de Poutine n’a fait que croître. Mais sont-ils vraiment au courant de ce qui se passe, des déconvenues de l’armée russe ? Je pense que la propagande représente les choses de la manière la plus avantageuse. On a le 9 mai qui est le jour de la grande parade patriotique qui célèbre la victoire des Russes sur le nazisme. L’événement est instrumentalisé, sans doute, dans la propagande, mais ça reste un élément de fierté, de dignité d’une population qui a fait beaucoup de sacrifices. Aujourd’hui, la Russie est diabolisée, mais le peuple russe a quand même donné cette grande culture russe qui va perdurer. Il existe une population russe et on va devoir traiter avec elle.
Et au niveau des populations ukrainiennes, comment est vécue la guerre ?
Côté ukrainien, nous avons une population très hétérogène parce que l’Ukraine, dans ses frontières actuelles, est une création de l’union soviétique. Mais on ne peut pas nier qu’il y a une essence ukrainienne, une nation ukrainienne à travers les âges, depuis le XI-XIIème siècle en passant par les périodes où les Ukrainiens ont voulu se révolter comme lors de l’Holodomor où les bolchéviques ont provoqué une famine où sont morts des millions d’Ukrainiens. Vous avez des populations russophones qui sont devenues, à cause de cette intervention, profondément nationalistes ukrainiennes alors comme dans le Donbass. Donc il y a comme un « patchwork ». Mais il y a incontestablement une nation ukrainienne. L’Ukraine doit être maintenue indépendante et souveraine dans ses frontières. Je pense qu’il faudrait un geste politique pour arrimer l’Ukraine à l’UE. Peut-être faudra-t-il créer quelque chose d’original.
Que pensez-vous de l’annonce récente de la suppression du corps diplomatique ?
Évidemment ce n’est pas quelqu’un qui a passé quarante-et-un ans dans ce métier qui va vous dire qu’on ne sert à rien ! Je pense que la suppression du corps diplomatique est une erreur. Chaque métier correspond à une vocation, et ils ne sont pas interchangeables. Les corps de métiers ont des spécialisations techniques et un menuisier ne remplacera pas un plombier : chacun a son métier. La suppression du corps diplomatique est la négation d’un métier. Le diplomate apprend son métier par des contextes divers, dans des continents divers. C’est un entraînement, une expérience que l’on acquiert sur un temps long.
Propos recueillis par Grégoire Lenoir et Alain d’Yrlan de Bazoge