Jacques de Guillebon est essayiste, journaliste et directeur de la rédaction du magazine L’Incorrect. Dans les locaux de la rédaction, il nous a reçus chaleureusement pour nous livrer sa vision du journalisme et pour évoquer avec nous les thèmes de l’engagement et de la jeunesse.
“Le journal, au lieu d’être un sacerdoce, est devenu un moyen pour les partis ; de moyen, il s’est fait commerce, et comme tous les commerces, il est sans foi ni loi”, peut-on lire dans “Les Illusions perdues” de Balzac.
LA FUGUE : Avez-vous voulu vous inscrire en faux par rapport à cette tendance que connaît le journalisme depuis bien longtemps, et peut-être depuis toujours ?
Je crois que Balzac se trompe quand il dit cela parce que le journalisme a toujours connu cette tendance. Balzac témoigne d’une sorte de ressentiment à l’égard des journalistes, et d’ailleurs je n’ai jamais voulu être journaliste : pour moi, c’était un métier méprisable, et je voulais être poète et Chateaubriand comme tout le monde (rires) ! Mais j’ai été éditeur, j’ai écrit des livres et il se trouve que c’est surtout par des amitiés et des rencontres (c’est une bonne situation !) que je suis devenu journaliste et que L’incorrect est né : parce qu’il y a un combat culturel à mener.
L’incorrect n’est pas un journal politique qui serait uniquement dirigé dans un sens, et qui voudrait démontrer quelque chose de précis : son objet est plus global. Il y a d’ailleurs beaucoup de pages culture. Nous croyons que la culture ne peut pas être assujettie à la politique et qu’elle doit rester aussi libre que possible. C’est ce que disait Léon Daudet : « La patrie, je lui dis merde quand il s’agit de littérature ». Contrairement à la gauche qui idéologise tout, qui essaie d’assujettir tout à ce qu’elle veut démontrer et au but idéologique qu’elle veut atteindre, nous, nous avons essayé, tout en mettant en scène nos pensées philosophiques, théologiques, sociales et politiques, de conserver cette liberté et cette ouverture. Nous avons des fondamentaux que nous ne pouvons pas dépasser, et tout n’est donc pas permis en tant que journaliste. Guy Debord disait : « Je ne suis pas un journaliste de gauche, je ne dénonce jamais personne ». C’est peut-être prétentieux, mais nous essayons d’élever un peu le lecteur et de rendre la réalité dans sa complexité.
Il y a donc bien une recherche de la vérité qui est prégnante et qui est censée animer le journaliste, mais je ne suis pas sûr pour autant que ce soit le sacerdoce le plus grand et le plus admirable.
Vous avez arpenté de nombreuses rédactions, quel type de journalisme vous plait le plus ?
Quand j’ai commencé, j’étais pigiste au Figaro Magazine et à Marianne, et on me disait de faire des recensions de livres qui seraient lues par tout le monde. J’ai ensuite rejoint La Nef et c’est une expérience qui m’a beaucoup plu parce qu’il y avait une vraie ligne et une vraie liberté ; c’est un journal parfaitement indépendant. J’ai également travaillé pour Causeur, et nous nous sommes inspirés de ce journal. Elisabeth Lévy est quelqu’un que j’admire beaucoup pour son esprit de liberté et d’indépendance.
Nous essayons donc de penser plus loin que l’immédiateté. C’est pour cette raison que L’Incorrect est un mensuel : même si ça a plein de défauts, parce qu’on peut être en retard sur l’actualité, cela nous permet au moins de nous extraire de cette actualité immédiate, de ne pas faire des couvertures ultra vendeuses et qui seraient toujours les mêmes.
L’écriture journalistique répond à des exigences bien particulières ; pour autant, en perd-elle en noblesse ? Peut-elle être considérée comme une autre forme de littérature ?
C’est ce que nous voulons atteindre dans l’idéal, mais c’est vrai que nous sommes obligés de prendre le lecteur là où il est, d’expliquer précisément le contexte de notre réflexion. Le but reste toutefois de s’élever, de dépasser ce contexte, de ne pas se limiter à un style journalistique assez répétitif, et pourquoi pas, d’en faire de la littérature par moment.
Quelle forme de journalisme prédomine aujourd’hui ? Que dit-elle de notre rapport à l’actualité, à l’information et à la politique ?
Il y a un journalisme de l’immédiateté, que l’on voit à la télévision, et il y a un journalisme idéologique de gauche qui veut parvenir à ses conclusions idéologiques. Mais au-delà de ça, il se trouve qu’aujourd’hui les journalistes sont contraints de faire le « fact-checking » de tout ce qui traîne sur les réseaux sociaux, c’est pénible, cela prend du temps : mais c’est aussi un des honneurs du journalisme que d’essayer de rétablir la vérité. Auparavant, on accusait les journalistes de mentir, maintenant, n’importe qui ment toute la journée sur les réseaux sociaux, et il faut essayer de corriger ça.
Blâmant au sein de la droite “la peur congénitale de créer et de penser”, proclamant que “la civilisation appartient aux audacieux”, le journalisme est-il donc un élément essentiel du combat civilisationnel ?
C’est un petit rouage, il ne faut pas que le journalisme se prenne lui-même pour but. Un journaliste qui ne lit pas de livres, qui ne regarde pas de grand cinéma, qui ne va pas au musée, qui ne se cultive pas par ailleurs, n’a aucun intérêt.
Dire que la droite a gagné le combat des idées n’est pas exact, il y a eu une sorte d’emballement dans les dix dernières années, parce que la droite est de plus en plus représentée médiatiquement, mais c’est une illusion de croire que cela suffit. Il faut chercher à aller plus loin et à formaliser une vraie pensée. Il y a effectivement certaines personnalités qui remettent les questions du conservatisme au cœur du débat, ce qui n’était plus le cas depuis quarante ans, et c’est passionnant ; mais il faut que cela trouve sa traduction politique ou générale, de manière structurante. Il y a une bulle médiatique, mais ce n’est pas une victoire pour le moment.
Un combat civilisationnel n'apparaît-il pas idéaliste au vu des préoccupations concrètes des français ?
Oui c’est certain. Pour autant, il ne faut pas renoncer à son idéal. Cependant, lorsqu’Eric Zemmour déclare que parler du pouvoir d’achat c’est mépriser les Français, il a tort. Comme homme politique, il faut entendre les aspirations du peuple, et aborder ces sujets, ce n’est pas le mépriser. En revanche, quand on est journaliste, il ne faut pas renoncer à son idéal au motif qu’il y aurait des gens pauvres ou malheureux, d’autant que notre idéal de chrétien c’est de se soucier du pauvre, de le voir comme un autre Christ, de l’amener à quelque chose de plus grand, de le nourrir matériellement et de le nourrir spirituellement : de conjuguer les deux.
Dans vos écrits, on observe souvent un rapport étroit entre le politique et le religieux. Croyez-vous que la politique française manque de transcendance ? Ou qu’elle en a besoin ?
Elle en manque totalement : c’est une grave erreur de la modernité, surtout en France, que d’avoir abattu tout contre-pouvoir spirituel. Le politique et le temporel se retrouvent seuls face à eux-mêmes et ils sont obligés de chercher une morale inventée quand le besoin s’en fait ressentir. Cette morale repose sur les mêmes hommes, sur les hommes politiques, ce sont eux qui décident quelle est la morale : il n’y a plus de limite à ce pouvoir-là.
Vous n’avez jamais milité dans un parti, et vous dénoncez l’existence même des partis politiques. Le militantisme empêche-t-il toute pensée autonome ?
C’est Simone Weil qui écrit cela dans Note sur la suppression générale des partis politiques – qui est un merveilleux texte. Elle montre que le simple fait de rentrer dans un parti empêche de penser librement, et elle imagine des associations provisoires qui seraient dissoutes pour ne pas forcer les gens à se plier à la ligne d’un groupe, et donc à abdiquer leur conscience et leur liberté de penser.
Mais dans le jeu concret de la démocratie, les hommes se regroupent naturellement en partis et se cherchent un chef, et ils sont malheureusement heureux de suivre la ligne qu’on leur a donnée.
Quelle différence entre engagement et militantisme ?
L’engagement est ce que l’on doit choisir tous les jours, c’est ce qui nous guide dans toutes nos actions morales et concrètes. Le militantisme, ce serait se dévouer à une cause que l’on peut ériger en idole, et c’est un risque en ce sens. Il faut demeurer des hommes libres, libérés par le Christ. La Vérité a plus de droits que tout, et le grand risque de la politique est de soumettre la Vérité a un but recherché et provisoire.
Que diriez-vous à cette jeunesse, pleine d’espérance et d’enthousiasme, mais aussi sacrifiée par l’Etat ?
Je leur dirais d’ouvrir des livres. Il y a un défaut de transmission de personne à personne mais on a jamais eu autant de livres à disposition, même s’il faut aussi savoir les ordonner – et c’est à cela que servent les parents et les professeurs. Je leur dirais aussi de ne pas trahir. Bernanos disait : « Je voudrais que la jeunesse fasse le serment de ne plus mentir ».
Et pour finir, pourriez-vous nous donner votre auteur préféré ?
Chateaubriand, parce que c’est lui qui m’a donné envie de lire, à 13 ans. De lire beaucoup.
Propos recueillis par Emmanuel Hanappier et Ombeline Chabridon