Dans un entretien accordé en exclusivité au journal La Fugue, Éric Mension-Rigau livre une analyse originale et historique des problématiques qui entourent la notion d’élite. Professeur d’Histoire contemporaine à Sorbonne Université, Éric Mension-Rigau est titulaire de la chaire d’histoire culturelle France XIXe-XXe siècle. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages consacrés aux anciennes élites, dont Aristocrates et grands bourgeois, devenu un classique, et Enquête sur la noblesse, l’héritage nobiliaire dans la France contemporaine, il s’est fait connaître par ses travaux sur la culture et la transmission de l’identité nobiliaire en France de la Révolution à nos jours.
Pourriez-vous commencer par nous donner une définition de ce qu’est l’élite ?
La question n’est pas simple. Le latin eligere signifie choisir. L’élite est donc un petit nombre de personnes choisies. Plus que les élites, mon domaine de prédilection est l’aristocratie qui, étymologiquement, est le rassemblement des meilleurs (du superlatif grec aristoï). La noblesse a la particularité d’être une aristocratie qui, à l’origine, a fait preuve de qualités essentiellement guerrières. Ce sont ses compétences exceptionnelles qui ont justifié son statut exceptionnel, ensuite transmis héréditairement. C’est donc une élite ancienne, voire très ancienne, pour laquelle la définition de l’identité repose toujours sur la référence lignagère. Ce n’est plus le cas aujourd’hui des élites dans leur diversité — « noblesse d’État » décrite par Bourdieu, élites économiques, financières, intellectuelles… — pour qui la réussite personnelle prime sur la naissance.
Donc d’après ce que vous dites, les élites mutent selon les époques ? Certaines disparaissent pendant que d’autres se créent ?
Pensez-vous qu’un professeur d’université appartient encore à l’élite ? Très certainement il y a trente ans, maintenant c’est moins sûr et sûrement plus d’un point de vue économique et social. Donc oui, les élites évoluent. L’une des forces de la noblesse est de réussir à s’adapter aux différentes élites à mesure qu’elles apparaissent sur la scène de l’histoire, avec une volonté inébranlable de rester à leur diapason. À chaque époque, pour survivre, la noblesse s’inspire des élites concurrentielles pour s’adapter.
La constitution d’une élite est tributaire d’une politique et d’une économie. Par sa tradition de « service de l’État » la noblesse est historiquement inséparable du politique et du militaire. Au cours des XIXe et XXe siècles elle substitue au service du prince le service de la France, et plus tard le service de la République. Mais elle n’entre que tardivement dans le monde des affaires, parce que cela ne fait pas partie de ses traditions et aussi parce que la dérogeance est très ancrée dans ses manières de penser, plus que dans d’autres pays, l’Angleterre notamment.
La bourgeoisie a donc renversé les valeurs et a mis l’argent comme critère de l’appartenance à l’élite ?
Le poids de l’argent est énorme aujourd’hui dans la société et c’est pourquoi les descendants de la noblesse font des études dont ils espèrent qu’elles déboucheront sur des carrières très rémunératrices. Toutefois n’ayons pas une vision idyllique des sociétés passées quant à leur rapport à l’argent. La noblesse a toujours redouté le manque d’argent qui rend difficile le maintien du rang et entraîne vite dans une spirale de déclin. C’est pourquoi elle s’est sans cesse préoccupée de redorer son blason — de “fumer ses terres” disait madame de Sévigné — par de belles alliances avec la riche bourgeoisie, sous l’Ancien Régime les familles de fermiers généraux et, depuis le XIXe siècle, celles de la banque ou de l’industrie. Ces alliances ont été facilitées par le fait que la noblesse française — c’est sa grande particularité — est une noblesse par degré et non par quartier. Exclusivement patrilinéaire, elle efface les ascendances féminines. Un noble peut donc épouser une roturière carrée sur un sac d’écus : ses enfants resteront nobles.
Avançons encore dans le temps jusqu’à la République, la notion d’élite n’est-elle pas une entorse au principe républicain d’égalité ?
Auriez-vous une conception de la République qui interdirait la méritocratie ? Celle-ci n’est pas incompatible avec la grande conquête de la Révolution — qui n’est pas la liberté, car elle existait déjà — mais l’égalité. Depuis la nuit du 4 août, qui met fin à la société d’ordres, tous les Français sont égaux devant la loi et les emplois. Cela ne signifie pas qu’il faille empêcher l’émergence des talents !
Pourtant cette égalité n’est toujours pas atteinte puisqu’on remarque toujours en France un fort rejet des élites comme récemment avec la crise des Gilets jaunes…
La Révolution française n’est pas une révolution communiste, même si Staline est déjà dans Robespierre : le droit de propriété n’a jamais été remis en cause. Si l’égalité juridique a été établie, l’inégalité demeure car elle fait partie de la nature humaine. Pourquoi certains résistent-ils au covid et d’autres pas ? C’est bien la preuve que les hommes sont inégaux devant la maladie ! Ils le sont aussi en tous domaines. C’est la loi de la vie. L’État est là pour compenser les inégalités naturelles par la solidarité : c’est « l’édredon social”. Mais il doit aussi encourager l’initiative individuelle, et donc le développement des compétences personnelles, pour produire de la richesse et donc de l’inégalité. L’impôt et la redistribution servent alors à éviter qu’il y ait des gens très riches et très pauvres.
Donc le sentiment de fracture entre les élites et le reste de la population ne provient pas uniquement d’une différence financière ?
Au XIXe siècle, s’est créée une bourgeoisie qui développait l’industrie. On peut lui reprocher son paternalisme mais elle produisait richesse et emplois. Aujourd’hui ceux qui cristallisent les hostilités ne sont plus les capitaines d’industries mais ceux qui gagnent de l’argent grâce à la financiarisation de l’économie déconnectée de l’économie réelle. C’est contre cette élite tirant un profit maximal de la mondialisation que s’est constitué le mouvement des Gilets jaunes. Les élites nobiliaires, qui ont toujours eu de l‘empathie pour la société rurale, ne sont sans doute pas restées indifférentes à l‘égard de ces « gilets jaunes » incarnant une France qui s’accroche à son terroir et à un ancien monde qui fait de la résistance pour continuer à exister. La France, en effet, ne se résume pas aux grandes villes et aux quartiers difficiles… La noblesse est par essence une élite de proximité : elle est historiquement inséparable d’un espace géographique, la France : c’est son territoire qu’elle a parsemé de ses châteaux et c’est son histoire qu’elle a peuplée de ses ancêtres. La noblesse n’existe pas sans attaches, sans racines, sans héritages. Le problème des élites aujourd’hui est qu’elles apparaissent coupées du monde réel, y compris les politiques car le non-cumul des mandats, qui fait disparaître le député-maire, rend l’assemblée nationale « hors-sol ». Mais le discours anti-élite, de plus en plus répandu, est dangereux car un pays a besoin d’élites.
En France, la noblesse a été cette élite pendant plusieurs siècles, peut-elle encore prétendre servir d’inspiration pour nos élites ?
Votre question surprendrait nos élites politiques… Mais vous avez raison de vous tourner vers le passé. Le problème aujourd’hui est que la classe politique, obsédée par les sondages, vit dans la courte durée ; les historiens, eux, vivent dans le temps long et les peuples ont de la mémoire. La terrible épreuve que nous vivons depuis plus d’un an a sans doute un sens : celui de nous rappeler qu’en histoire tout est réversible. Ce qu’on nous avait montré comme irréversible semble en effet aujourd’hui réversible : les capitales qu’on rebaptisait de cet affreux néologisme « ville-monde », perdent leur attrait au profit des villes moyennes dont les maisons avec jardin offrent un bien plus grand confort de vie en temps de télé-travail, les consommateurs privilégient de plus en plus les circuits courts pour leurs approvisionnements, on recrée des industries en France alors qu’on a tout détruit depuis quarante ans…
La noblesse est héritière d’un patrimoine matériel et immatériel qui puise ses racines dans les valeurs chevaleresques — le sens de l’honneur, le réflexe du service d’autrui, l’appétence pour la transcendance spirituelle, —, qui donne aux individus et familles un cadre solide et les aide à surmonter les crises. Quand s’y ajoutent le sens du travail et de la gestion, acquis par la noblesse au cours du XXe siècle, sur le modèle bourgeois, vous avez toutes les qualités pour tenir dans le temps. Donc oui, la noblesse reste un modèle pertinent.
Selon vous, alors que cela fait bien longtemps qu’elle n’a plus aucun rôle officiel dans la société, pourquoi la noblesse cristallise-t-elle encore tant les passions - bonnes ou mauvaises - à son sujet en France ?
Si elle est moins présente sur la scène politique qu’elle l’était encore avant 1914, la noblesse continue à susciter un réflexe de non indifférence, qui va de la fascination à la dénonciation. Elle reste très présente dans les imaginaires collectifs et dans la littérature : elle peuple la tragédie depuis l’antiquité, la comédie des XVIIe et XVIIIe siècles, le roman depuis le XIXe siècle et a atteint avec Proust le zénith de la fascination littéraire qu’elle peut exercer. On la retrouve chez Houllebecq dans Sérétonine où l’un des personnages principaux est un d’Harcourt. Quant à la littérature enfantine, elle demeure emplie de prince et princesse…
Pourquoi ce réflexe de non indifférence ? D’abord parce que la noblesse est en France, depuis 1848, un monde définitivement fermé : c’est la seule élite dans laquelle on ne peut entrer que par la naissance. Surtout, elle incarne une continuité historique car elle résulte d’une transmission lignagère : il n’y a pas de noblesse sans hérédité, sans durée, sans réminiscence et sans volonté de transmission. La noblesse transmet et s’adapte. Elle incarne la résilience, ce terme à la mode emprunté à la physique qui qualifie l’aptitude d’un matériau à retrouver sa forme initiale après un choc et qui, en psychologie, décrit la capacité à surmonter les épreuves. Les familles de la noblesse apparaissent comme des sommes narratives et des sortes de monuments historiques mais restent très vivantes.
Mais sommes-nous d’accord que la noblesse ne fait, aujourd’hui, plus partie de l’élite car elle n’est plus “choisie“ ?
La noblesse n’est évidemment plus l’élite qu’elle était dans la société d’ordres. 1789 a ouvert l’ère d’une société de classes dans laquelle peuvent s’épanouir une multiplicité d’élites. Aujourd’hui, la finance a créé une super élite mondialisée mais il existe aussi d’autres élites. La noblesse est l’une de ces élites. Elle n’a plus d’existence légale en France depuis 1848 mais elle conserve une visibilité et une culture spécifique. Ajoutons que les titres, à condition d’avoir été légalement enregistrés, peuvent encore figurer sur les passeports et les cartes d’identité. C’est un des paradoxes dont l’histoire de France est riche…
Propos recueillis par Hervé de Valous et Alban Smith