Avec la réforme grégorienne, qui tire son nom du pape Grégoire VII (1073-1085), la papauté a voulu restaurer les prérogatives et le prestige de l’Église mis à mal par la mainmise des pouvoirs temporels aux IXème et Xème siècles. La série de réformes entreprises par la papauté s’est traduite dans la pierre.
Affirmer la supériorité de l’Eglise sur le monde
La querelle des Investitures (1072-1122) affectait durablement les rapports entre la papauté et l’empire nostalgique des temps carolingiens où le pouvoir temporel était le garant de l’autorité spirituelle. Dans le reste de l’Europe (Francie occidentale, Italie du Nord, royaume de Bourgogne, nord de l’Espagne), l’architecture fut une des expressions de l’allégeance à la papauté.
L’art roman servit donc de communication politique dont le sommet fut atteint avec la construction de Cluny III entre 1088 et 1130. C’est en effet sous l’abbatiat d’Hugues de Semur que l’ordre connut son apogée. Constitué d’un réseau de plus d’un millier de prieurés répartis dans l’Europe entière, l’ordre clunisien joua un rôle particulier dans la restauration du pouvoir pontifical puisque Cluny, indépendante à la fois de l’évêque et du pouvoir séculier, ne devait obéissance qu’au pape. La construction de la nouvelle abbatiale visait donc à proclamer la puissance de l’abbaye, et au-delà, celle de la papauté. En effet, par ses dimensions presque démesurées, Cluny n’avait d’égale que Saint-Pierre de Rome à laquelle de nombreux éléments architecturaux faisaient directement référence, comme sa nef, subdivisée en cinq vaisseaux, dont la voûte centrale culminant à trente mètres était la plus haute jamais construite.
De la même façon, l’emprise territoriale de l’Église se manifesta de façon sensible par l’essor sans précédent des clochers délivrant un message complexe. Si leur fonction première est de supporter des cloches toujours plus nombreuses pour faire résonner plus loin et plus fort la louange de Dieu, ils contribuent aussi à accentuer la sacralité du bâtiment en renforçant le lien entre l’édifice matériel et l’institution ecclésiastique puisque, au-dessus de la croisée du transept, ils magnifient l’emplacement de l’autel majeur. Déclinés de multiples façons, les clochers existent aussi sous la forme de tours-porches, comme celle de Saint-Benoît-sur-Loire, situées en façade, avec pour fonction de défendre symboliquement l’entrée de l’église.
Retrouver la pureté morale de l’Eglise antique
Le recentrage de l’institution ecclésiastique autour de Rome trouve aussi son explication dans la volonté de renouer avec la pureté antique des premiers temps de l’Eglise. Ce renouveau paléochrétien fut aussi bien moral que matériel. Les chanoines en particulier s’attachèrent à renouer avec l’idéal de vie communautaire telle que saint Augustin l’avait formalisée au IVème siècle. Il s’agissait de vivre dans un cadre architectural conforme à celui des premiers temps chrétiens. Pour cela, certaines communautés revinrent au modèle de la basilique paléochrétienne caractérisée par une nef à files de colonnes, des murs minces et dépourvus de contreforts, une élévation intérieure offrant de grandes parois lisses et une couverture en charpente.
L’exigence d’adéquation entre le cadre de vie et l’idéal spirituel s’accrut chez les Cisterciens, avec la définition, à partir des années 1130, d’une architecture propre à l’ordre. Dans cet ordre né avec la réforme grégorienne pour renouer avec l’ascétisme promu par saint Benoît, la modestie y est revendiquée et transparaît dans l’abbatiale de Fontenay : la façade est plate et dépourvue de portail sculpté, il n’y a pas de clocher ni de croisée du transept, la hauteur de la nef est réduite, et les lignes pures évoquent la rectitude morale à laquelle les moines aspirent.
Se détacher des contingences humaines pour se tourner vers le Ciel
Recherchant une adhésion profonde de tous les fidèles, la réforme grégorienne a suscité une prise de conscience du péché, encourageant les chrétiens à se tourner entièrement vers le Ciel en se détachant du monde.
La sculpture romane matérialise cette aspiration spirituelle en rompant avec la sculpture antique soucieuse des apparences sensibles. Le prophète Jérémie de Moissac est significatif de cet art antinaturaliste qui déforme le corps humain pour lui donner une force expressive d’une grande intensité. La tête du prophète est en effet inclinée vers l’intérieur de l’église, comme invitant le visiteur à y entrer, tandis que ses longues jambes croisées esquissent un pas en sens inverse, dans un effet de marche suspendue. Si la posture du prophète est tout à fait incongrue, le personnage est néanmoins animé d’un souffle de vie surnaturel : la souplesse du corps, les mèches de sa barbe et de sa chevelure agitées de mouvements contraires, le geste des mains qui déroulent un phylactère sur sa poitrine, libèrent définitivement la statue de toute pesanteur charnelle pour donner à voir un corps glorieux.
Le même dynamisme transcendantal apparaît dans le Christ de la Pentecôte sculpté au tympan de Vézelay : ses genoux sont plaqués sur le côté, enveloppés dans un manteau très graphique ; des tourbillons soulignent ses genoux et ses bras, des plis agitent le bas du vêtement et ses mains exagérément longues conduisent aux rayons de lumière qui sortent de ses doigts. Loin de vouloir représenter une réalité cohérente et crédible, les artistes de l’époque romane ont inventé un art qui, délaissant la fidélité à la réalité matérielle, veut élever vers le spirituel.
C’est donc tout particulièrement dans l’art roman que les principes de la réforme grégorienne ont trouvé leur expression matérielle. Si l’art roman a contribué à inscrire et ancrer l’autorité pontificale dans les paysages de l’Europe chrétienne, plus qu’une simple allégeance politique, il est avant tout une expression du renouveau spirituel qui a régénéré l’institution ecclésiastique au profit de la société toute entière.