Loin de présenter la vieillesse comme l’ultime et douce étape de la vie où l’affection et la prévenance familiales adoucissent l’approche de la mort, Goya met tout son art à croquer la laideur de la décrépitude humaine.
Francisco José de Goya (1746-1828) est un peintre espagnol, précurseur du romantisme, dont les ruptures stylistiques annoncent la peinture contemporaine. Ses toiles, en particulier la série des Peintures noires qui décorent sa maison de campagne, sont marquées par une inquiétante illumination dramatique héritée de l’œuvre de Rembrandt. Peintre de la laideur, d’après Gabrielle Gagnebin (Fascination de la laideur, 1978), Goya explore les ravages de la vieillesse.
La laideur, destinée de la femme ?
Chez Goya la marque du temps par excellence est la laideur qui est la conséquence des ravages de la vieillesse, véritable puissance dissolvante. La femme en particulier est ainsi toujours présentée comme une vieille en puissance, même si elle n’apparaît pas toujours d’emblée sous les traits de la décrépitude. En effet, s’il a peint des jeunes femmes à la beauté saisissante (La Maja vêtue), ses vieilles sont toujours repoussantes, induisant par là que l’unique effet du temps sur la femme ne peut être que la laideur, à laquelle il lui est impossible de se soustraire. C’est pour cette raison que Goya, en particulier dans ses Caprices, a souvent juxtaposé dans une même scène majas et viejas. Le Caprice 16, « Que Dieu la pardonne : c’était sa mère » met en scène une vieille mendiante bossue et une jeune femme élancée. La maja est présentée de dos au moment précis où elle se retourne vers la vieille dans une posture qui met en valeur ses formes majestueuses et accentue la courbure de sa taille. La silhouette de la vieille suit très exactement le mouvement inverse : elle est courbée vers le sol tandis que sa bosse se gonfle sous son châle. Sont ainsi juxtaposées l’élégance de la jeune femme à la dynamique verticale, et la forme pitoyable attirée vers le bas de la mendiante. Mais bien plus qu’une simple juxtaposition d’âges de la vie, ce contraste de beauté et de laideur est en réalité une prolongation de l’une dans l’autre, comme le suggère la mantille blanche qui couvre les épaules de la jeune femme et se prolonge dans le châle blanc de la vieille, de sorte que l’œil du spectateur est entraîné dans la spirale d’un souple va-et-vient que guide tantôt la ligne concave (le dos de la maja), tantôt le segment convexe (la bosse de la mendiante). Un jour viendra où la jeune prendra la place de la vieille, où l’ensorceleuse deviendra sorcière, comme l’analyse Malraux pour qui, chez Goya, toute femme est une « sorcière virtuelle ».
La jeunesse vieillie et la vieillesse rajeunie : la laideur de l’hybridité
Véritable apanage de la vieillesse, la laideur peut cependant apparaître dans des êtres jeunes vieillis avant l’heure. Les enfants laids peints par Goya sont des enfants marqués par une vieillesse prématurée et repoussante. Leur petit corps est ainsi surmonté d’une tête dont l’expression appartient à un autre âge ; vieilli par la frayeur, leur visage entretient avec leur corps vigoureux un rapport plus que désagréable. Par ailleurs, les pauvres enfants squelettiques du Sabbat des sorcières frappent également par la vieillesse de leur corps rachitique, recouvert d’une peau cireuse et flétrie. Or une telle impression de vieillesse paraît tout à fait incompatible avec l’âge des bambins. L’hybridité qui caractérise la laideur de l’enfant comme celle du nain goyesque, qui cumule un corps d’enfant avec des caractéristiques de l’adulte, semble mettre en évidence une constante, un facteur identique, celui de la vieillesse. La laideur n’est donc pas l’apanage de la vieillesse : la jeunesse peut être laide si elle est marquée par l’annonce de la vieillesse.
Mais la laideur apportée par le temps peut encore être accentuée, s’il est possible, par les vains efforts des vieillards à s’accrocher à leurs souvenirs de jeunesse, telles ces Vieilles parées comme au temps de leur entrée dans le monde. Les rubans, les plumes et les dentelles ne contribuent qu’à accentuer ironiquement la vieillesse de ces cadavres en puissance. La coquetterie de ces pauvres squelettes à la peau parcheminée tourne en farce macabre leurs efforts pour retrouver, dans leur visage où les orbites et la bouche semblent faire des trous vides, les souvenirs de leur grâce d’antan.
Une vieillesse animale
En réalité, si ces individus sont repoussants dans leur vieillesse, c’est parce qu’ils semblent à mi-chemin entre l’animal et l’humain. Au regard de la définition de Fichte des caractéristiques somatiques qui distinguent l’homme de l’animal énoncées dans les Fondements du Droit naturel (l’homme se tient debout, sa bouche est l’instrument qui le met en contact avec son semblable, et ses yeux sont le reflet de son âme), les figures goyesques les plus laides, et notamment les vieux, possèdent des traits physiques qui les rapprochent justement de l’animalité. Le spectateur, face à ces visages, ressent une impression de déchéance où le monde de l’instinct l’a emporté sur le monde de la pensée. Si l’homme est précipité au rang de la bête, c’est, d’après Goya, en raison des vicissitudes de la vie, et notamment le temps avec son cortège d’épreuves et de malheurs. Les Deux vieillards mangeant de la soupe, de la série des Peintures noires, représentent deux personnes âgées, hommes ou femmes on ne sait, attablées devant une écuelle de soupe. Repoussants à l’extrême, ils évoquent davantage l’animal que l’homme. En effet, si l’on reprend les caractéristiques de Fichte, ils sont voûtés et l’un deux est même complètement avachi sur la table, la tête au niveau de l’écuelle ; leur bouche, proéminente et édentée n’est plus bonne qu’à assurer leur fonction nutritive. Enfin leurs yeux et surtout ceux du vieillard de droite disparaissent dans des orbites noirs et sans fond qui évoquent plus le crâne que le visage humain.
Particulièrement prégnante chez la femme, où les contrastes entre jeunesse, beauté, vieillesse et laideur sont les plus saisissants, la laideur de la vieillesse chez Goya n’est en définitive que l’annonce de la mort. Les germes de la vieillesse, visibles parfois dès le plus jeune âge ou bien voilés, mais bien présents, dans les majas du peintre, font œuvre de memento mori. « Impegit in vitam mors », a dit saint Bernard : la mort se trouve emboîtée dans la vie.