Dans un monde qui tourne et dont le bruit nous assourdit, le retour au silence n’est pas seulement une nécessité intellectuelle, mais une nécessité vitale.
On parle souvent de déclin civilisationnel, de décadence de la société, d’avilissement des masses, sans savoir vraiment de quoi l’on parle. Tout simplement parce qu’il est impossible de bien nommer et décrire en toute objectivité ce à quoi l’on participe soi-même. On pressent un déclin, on observe certains signes, on tâche de débusquer les causes, en soi-même et dans la société, on s’appuie tant bien que mal sur certaines statistiques, celles de la violence physique et sociale, du délitement de la classe moyenne, de la baisse effarante du niveau scolaire, etc. Mais de la lente maladie du corps social, on ne voit que des symptômes, et encore, seulement pour les plus réalistes, tant la plupart des gens, alors que l’avion va s’écraser, s’imaginent en sécurité parce qu’ils ont attaché leur ceinture. Parmi les symptômes de notre dégénérescence généralisée, nous pouvons en remarquer un à la croisée de tous les autres, immense non pas tant parce qu’il serait terrifiant (il n’en a pas du tout l’air), mais parce qu’il infuse et informe, sans que nous nous en rendions compte, notre vie quotidienne, et achève de nous ôter toute réflexion et toute intelligence. Ce symptôme, c’est la disparition du silence.
Quand on ne sait pas, on se tait
Tout le monde vit dans le bruit. Mais il y a plusieurs façons de faire du bruit, et la première sorte de bruit est le bruit de nos avis. Tout le monde s’exprime, tout le monde donne son avis sur tout. Ce vice a un nom : l’ultracrépidarianisme, ou le fait de donner son avis hors de son domaine de compétence ou de savoir. C’est l’histoire, racontée par Pline l’Ancien au livre XXXV de son Histoire naturelle, d’un cordonnier qui passe devant un tableau du peintre grec Apelle. Ce dernier l’a exposé dans la rue et se tient caché derrière une tenture afin d’écouter les remarques des passants. Arrive alors un cordonnier qui fait remarquer tout haut qu’il manque une boucle à la sandale du personnage représenté. Le soir, Apelle ajoute la boucle en tenant compte de la remarque du cordonnier. Le lendemain, le cordonnier passe à nouveau devant le tableau et, tout heureux et fier de voir que son conseil a été suivi, fait une nouvelle remarque sur la proportion des jambes. Surgit alors le peintre qui s’exclame : « Ne, sutor, ultra crepidam ! », soit « Cordonnier, pas plus haut que la sandale ! ». Or, il me semble que ce vice d’ultracrépidarianisme se renforce de jour en jour. Chacun a un avis sur tout et pense avoir raison, parfois sans même s’être documenté. L’un est tout à tour spécialiste de virologie, expert des relations internationales, fin connaisseur des enjeux économiques en France et psychologue averti ; tout le monde sait tout sur tout, et c’est étonnant d’ailleurs que les problèmes du monde n’aient pas encore été réglés vu le nombre de génies qui nous entoure. Bref, nul besoin de trouver plus d’exemples, chacun reconnaîtra les autres et se reconnaîtra lui-même. Donner son avis à tort et à travers, c’est faire du bruit, c’est empoisonner son intelligence.
Mais cela ne veut pas dire non plus qu’il faut bêtement suivre l’avis d’un expert dans un domaine. Dans chaque domaine, il existe de nombreux experts, qui ne sont jamais tous d’accord entre eux (sauf dans un régime totalitaire). Se forger une opinion satisfaisante, bien que jamais complètement vraie, c’est se forger une opinion dans le silence, dans l’écoute de ceux qui possèdent une expertise et dans leur confrontation réciproque. Personne ne peut prétendre avoir une opinion satisfaisante sur une période de l’Histoire sans avoir lu au moins trois ouvrages d’historiens sur celle-ci, car chaque historien analyse son objet de façon différente et ne tire pas les mêmes conclusions que les autres. Personne ne peut prétendre avoir compris un philosophe sans avoir lu au moins cinq ouvrages de recherche universitaire sur ce philosophe. La première source de bruit qui envahit donc notre intelligence, c’est le bruit de nos opinions arrêtées et exprimées à tout va. A l’inverse, l’acquisition de connaissances sur un sujet et la formation d’une opinion satisfaisante se réalisent dans le silence et dans l’écoute d’autrui.
Le silence est la vraie parole
La deuxième sorte de bruit qui marque la déchéance de nos esprits est le bruit de réalités extérieures qui se répercute sur notre mental. Il peut être différent selon les cas : le bruit omniprésent des activités professionnelles, qui nous accompagne le soir et jusque dans notre sommeil, ou les bruits de l’hyperactivité et de l’hypersensibilité qui rendent impossible toute méditation silencieuse à cause d’un tourbillon incessant de pensées et de choses à faire. Mais aussi le bruit des réseaux sociaux et des médias qui comble tous les moments qui pourraient être consacrés au silence, ou le bruit des soirées et des amis, pour ceux qui ont peur de faire silence en eux et cherchent par tous les moyens à voir des gens, à faire des choses, à « s’éclater » (et il s’agit bien en effet d’un éclatement de l’être). Chacun de nous est plus ou moins sensible à l’un de ces types de bruits, et il y en encore beaucoup d’autres, que chacun pourra trouver. A rebours de ces addictions au bruit, car il s’agit souvent d’addictions inavouées, il nous faut retrouver le silence, commencement de la sagesse. Ce n’est pas un hasard si toutes les sagesses et toutes les religions parlent du silence méditatif : la prière aux dieux ou à Dieu dans les religions par exemple, la contemplation silencieuse (theoria) chez les Grecs, notamment chez Platon avec la contemplation du Souverain Bien, la méditation dans le bouddhisme, etc. C’est même un invariant anthropologique : le silence est le moyen universel pour s’extraire du domaine physique et entrer dans le domaine métaphysique. Comme l’exprime Joseph Rassam, dans Le Silence comme introduction à la métaphysique, « le silence est en nous ce langage sans paroles de l’être fini qui, par son propre poids, sollicite et porte notre mouvement vers l’Être infini ». Et même sans parler de méditation transcendante, le silence est aussi la condition des grandes actions. Devant un choix qui engage pour longtemps ou pour toute une vie, l’être humain fait silence. Au moment d’une décision difficile ou d’un dilemme qui semble insurmontable, l’être humain fait silence. Ce silence vraiment humain, ce n’est pas le silence du vide, celui des espaces infinis qui effraie Pascal, ce silence-là est une parole et une pensée. C’est la véritable parole intérieure purgée de tous les bruits parasites, c’est la véritable réflexion à laquelle on a ôté tout avis prématuré, c’est la véritable pensée allégée du bruit pesant de l’information continue. De même que le silence de Kant, lorsqu’il faisait chaque jour la même promenade dans sa ville de Königsberg, a permis l’entrée dans la pensée humaine d’une œuvre géniale, de même c’est dans le silence que s’épanouiront les grandes idées de demain.