L’action des services de renseignement irrigue silencieusement les chaînes de décisions politiques et militaires pour faire face aux incertitudes. Dans un monde de plus en plus complexe, ces travailleurs de l’ombre doivent s’adapter à des menaces protéiformes et de natures différentes, un enjeu de taille que l’on ne soupçonne pas toujours.
De l’information au renseignement
La dynamique de puissance est toujours enclenchée par la volonté, et la réussite d’un projet politique dépend de la justesse des décisions par rapport au monde qui les entoure. Au cœur de ce processus, la connaissance est nécessaire pour appréhender son environnement stratégique ainsi que ses ennemis identifiés et potentiels, et ainsi diriger l’action en faveur de ses intérêts. Le renseignement est une information concernant les intérêts vitaux d’un État à laquelle on donne cette portée stratégique lorsqu’elle est traitée. Sous le sceau du “secret” ou du “très secret”, ces renseignements sont les fondements sine qua non de la politique car ils permettent de réduire l’incertitude.
Cette idée n’est pas nouvelle. Déjà Sun Tzu à son époque faisait de la connaissance la clef de la victoire. « Qui connaît son ennemi comme il se connaît, en cent combats ne sera point défait ». Bien avant l’institutionnalisation des services de renseignement, l’espionnage a été pratiqué à toutes les époques, souvent en complément de la diplomatie : tous les Richelieu ont eu leurs Milady. Ce n’est qu’après la défaite de Sedan, en 1871, que le “Deuxième bureau”, premier service de renseignement français, a été créé, dans un contexte ou l’espionnage devenait de plus en plus prégnant dans les relations entre la France et la Prusse.
Aujourd’hui, les membres des services sont encore souvent associés à des barbouzes agissant dans le secret, une image héritée en grande partie des pratiques de la Guerre froide. En réalité, même si les actions clandestines existent au sein de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qui dispose d’un patrimoine clandestin pour les financer, le domaine du renseignement est bien plus vaste et compte une dizaine d’autres services. Dans une société inondée d’informations, l’espionnage continue d’être une forme de capteur à l’origine du renseignement, mais la quantité d’informations disponibles en source ouverte, sur internet notamment, et l’ampleur et la rapidité des communications amènent de nouveaux enjeux. Alors que le référentiel du renseignement est traditionnellement plutôt celui du temps moyen ou long, aujourd’hui les nouvelles formes de communication l’ont projeté dans le temps court. Les données sont parfois traitées en temps réel, notamment dans le cadre de la lutte antiterroriste. On est très loin des batailles déclarées où des acteurs bien identifiés et souvent étatiques se faisaient face. Aujourd’hui, ils sont multiples et parfois anonymes, et l’environnement dans lequel doivent s’inscrire les décisions politiques est très complexe.
Un domaine stratégique en perpétuelle mutation
Le renseignement tel qu’il existe aujourd’hui est le résultat des changements que l’on a connus depuis la Deuxième Guerre mondiale. Pendant ce conflit international, les services ont pris une nouvelle envergure et ont trouvé un ancrage solide dans tous les pays occidentaux. L’interception et le décryptage étaient les maîtres-mots pendant cette période où de nouveaux moyens de communication étaient en plein essor. Mais même si les services ont gagné en technique et en efficacité, leurs missions avaient encore une portée uniquement militaire dans le cadre d’un conflit conventionnel.
C’est à partir de la Guerre froide qu’elles se sont considérablement élargies. Les deux blocs se livraient une lutte de renseignement sans merci, destinée à capter des informations désormais politiques et idéologiques, mais aussi scientifiques (développement de la bombe nucléaire) ou économiques. Rémi Kauffer, historien spécialisé dans les services de renseignement, qualifie cette période de « bal des taupes », dont la CIA et le KGB étaient les principaux protagonistes. En Occident, toute une génération d’agents a été formée à cette époque pour enquêter sur la menace communiste intérieure et extérieure.
La fin de la bipolarité du monde au début des années quatre-vingt-dix n’a pas signé l’acte de mort des services, même si leur raison d’être a été bouleversée et leur existence parfois remise en cause. En réalité, l’effondrement de l’Union soviétique allait laisser place à une multitude de nouvelles menaces liées à l’émergence du terrorisme islamique, la libéralisation des marchés (marchandises et capitaux), le développement des technologies… C’est ce que James Woolsey, directeur de la CIA, déclarait en 1993 : « Nous avons tué un grand dragon. Mais nous vivons maintenant dans une jungle remplie d’une variété ahurissante de serpents venimeux. » La prise d’otage d’un Airbus en 1994 à Alger par un groupe islamiste algérien et la crise financière de 1997 en Asie provoquée par un afflux de capitaux étrangers allaient confirmer l’apparition d’un nouveau monde fracturé et aux menaces protéiformes.
Renseignement face à la « guerre hors limite »
Le nouveau millénaire a été tragiquement ouvert par les attentats du 11 septembre qui ont ébranlé tout l’Occident. Dans les deux décennies qui ont suivi, le terrorisme a été le principal cheval de bataille du monde du renseignement, dont l’importance est vitale pour le contrer. C’est ce qui a motivé la complète réorganisation des services français, en favorisant leur coordination et leur coopération, pour aboutir à une véritable communauté du renseignement français. Celle-ci doit faire face à un continuum entre sécurité intérieure et extérieure, puisque les menaces comme le terrorisme et les crimes organisés s’internationalisent de plus en plus. Depuis 2008, le Conseil national du renseignement (CNR) pilote le renseignement en fixant ses priorités et ses orientations. Cette coordination au sommet de l’Etat permet de rendre plus efficace l’action des services, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.
Mais dans un contexte de durcissement de la compétition entre les puissances, la contestation de l’ordre international passe par tous les canaux et surtout celui de la guerre économique. Dans l’immense marché mondial, tous les pays sont en lutte pour les ressources, les parts de marchés, les investissements… L’intelligence économique (« intelligence » étant le mot anglais pour désigner les renseignements) est donc devenue un pan indispensable du renseignement. Certains pays sont très avancés en la matière, par rapport à la France où la prise de conscience est très lente. La Chine est sûrement l’État le plus offensif et pratique largement l’espionnage industriel. La diaspora chinoise présente sur tous les continents, mais aussi les équipementiers ou hébergeurs de données chinois sont des capteurs idéaux à l’heure de la numérisation. Les Etats-Unis accusent l’entreprise Huawei d’être financée par les services de renseignement chinois. La CIA, le FBI et quatre autres services américains ont d’ailleurs déclaré devant le Congrès que ses équipements « pouvaient fournir la capacité […] de conduire des campagnes indétectables d’espionnage ». Washington observe la même réticence envers Tik Tok, soupçonné d’être un outil de propagande et d’espionnage au service de Pékin. Son utilisation par les agents publics américains a été interdite, décision suivie peu après par la France. Mais si les Chinois sont très performants dans ce domaine, ils sont loin d’être les seuls et les Etats-Unis en font autant, même contre leurs vieux alliés européens.