Faire société, c’est s’organiser et créer de l’ordre… Mais sur quel ordre souhaitons-nous fonder notre communauté politique ? Les débats sont ouverts …
L’ordre est un de ces thèmes transversaux qui fait pâlir tout étudiant lorsqu’il devient le sujet d’une dissertation, vu le nombre de réflexions qu’il peut susciter. L’ordre peut en effet être analysé en physique et en cosmologie, en morale en tant que vertu, comme une composante du commandement, etc. Heureusement, dans cet article, nous avons le choix de la perspective, et nous choisissons, de façon à la fois arbitraire et motivée, de faire une analyse de philosophie politique de cette notion d’ordre. Arbitraire, vu que le choix est personnel. Motivée, car nous ne nous sommes jamais autant posé de questions sur le bien-fondé de l’ordre dans la vie de la cité.
« L’ordre, synonyme d’État oppresseur » ?
Mettons les choses au clair : non, l’ordre n’est pas synonyme de police. Ou, pour le dire de façon plus philosophique, l’ordre ne se résume pas à l’utilisation de la « violence physique légitime » par l’État, selon les termes de Weber. Dans nos démocraties, cette notion d’ordre à préserver nous vient du Contrat social de Rousseau. En effet, dans le cadre d’un pouvoir législatif qui appartient entièrement au peuple, le peuple est souverain et donc à l’origine des lois, mais n’a pas la puissance de les faire respecter. Il confie donc le pouvoir de faire respecter la loi et de punir ceux qui la violent à des gouvernants. Le peuple garde toutefois dans la théorie rousseauiste un entier contrôle sur ses dirigeants et peut les révoquer à tout moment s’ils outrepassent le pouvoir qui leur a été délégué. Le gouvernement, peu importe son fonctionnement interne, n’a dès lors qu’une visée purement pratique, celle de faire respecter la loi édictée par le peuple souverain. Les « forces de l’ordre » sont donc un simple moyen pour un gouvernement de faire respecter la loi, mais aussi de protéger le peuple contre toute agression extérieure, ce qui est le rôle de l’armée. On le voit donc : l’ordre au sens d’harmonie sociale est cet état que l’État, au sens de gouvernement exécutif, doit garantir en utilisant des « forces » que le peuple lui a déléguées. Le gouvernant est ainsi un simple instrument de la volonté populaire.
Abolir la hiérarchie, est-ce possible ?
Personne ne peut vouloir un état social plus harmonieux et s’opposer à l’existence de forces de maintien de l’ordre, au sens de maintien de l’application et du respect de la loi, à moins de vouloir la destruction de la société. Une société sans forces chargées de faire respecter la loi n’est en effet plus une société, étant donné que chacun peut faire ce que bon lui semble sans être inquiété, et se faire justice lui-même. C’est exactement la définition de l’état de nature présocial théorisé par Hobbes : un Far West perpétuel. Même les anarchistes ne souhaitent pas la disparition de forces de maintien de l’ordre, à moins de vouloir retourner à l’état du chacun pour soi. En réalité, lorsque l’on conteste que la notion d’ordre doit être au fondement de la société, c’est la notion de hiérarchie que l’on conteste. La hiérarchie est en effet le sens premier de l’ordre, son sens arithmétique. Ordonner une suite de nombres, c’est la hiérarchiser, dans un ordre croissant ou décroissant. Il en va de même dans les organisations humaines que nous connaissons. Il existe une hiérarchie dans la famille entre parents et enfants, une hiérarchie à l’école, en musique ou en sport entre le maître et l’élève, une hiérarchie en entreprise entre le patron et le cadre ou entre le cadre et l’ouvrier. Bref, toute notre vie est faite de hiérarchies qui s’entremêlent. Dans une situation donnée, nous pouvons commander, et dans une autre, nous devons obéir.
Toutes ces hiérarchies, voilà ce que critique un certain progressisme, et ce qu’il souhaite abolir. Malheureusement, il est impossible de sortir de la hiérarchie, il est seulement possible de l’inverser. La hiérarchie est un rapport dont le point d’équilibre égalitaire n’existe pas. Il n’y a que deux options : soit le disciple arrête d’obéir ou le maître de commander, et dans ce cas il n’y a plus de rapport, soit le rapport est inversé, c’est-à-dire que le disciple prend la place du maître. Cette dialectique a très bien été décrite par Marx. Karl Marx en effet n’était pas naïf, et ne prônait pas l’égalité parfaite entre prolétaires et bourgeois, sur laquelle fantasment beaucoup de nos contemporains. Au contraire, il appelait à un renversement violent de la domination capitaliste par la domination du prolétariat sur la bourgeoisie, qui s’est transformée, par une trahison de la pensée marxiste, en dictature du parti dans le léninisme et le stalinisme. C’est la même chose pour la famille et l’école. Niez l’autorité des parents, et les enfants feront la loi ; niez l’autorité du professeur, et les élèves n’apprendront plus rien et le pousseront à bout. Et l’on pourrait sur ce modèle poursuivre la liste : l’ordre hiérarchique est une composante intrinsèque de la vie sociale, et c’est s’aveugler que de prétendre s’en débarrasser. La vie sociale ne peut donc se fonder que sur un ordre hiérarchique.
Quel ordre choisir ?
Si l’on revient à notre réflexion politique, une conséquence apparaît : organiser la cité, c’est créer un ordre hiérarchique. Mais lequel souhaitons-nous ? Le théoricien politique s’attachera à découvrir quelle est la meilleure hiérarchie à instaurer. Donnons-en trois en exemple pour la réflexion. Dans La République, Platon s’attache à créer la hiérarchie dans sa cité selon la tripartition de l’âme. La partie basse de l’âme étant celle des appétits sensibles (épithumia), ce sont ceux qui travaillent pour gagner de l’argent et pour satisfaire leurs désirs qui seront en bas de la hiérarchie. Les banquiers et les traders de l’époque par exemple sont tout en bas. Vient ensuite la classe des gardiens, représentés par le cœur ou thumos, symbole du courage et de la force de la volonté, qui correspondent peu ou prou aux membres de l’armée, chargés de donner leur vie pour défendre la cité. Enfin, la classe des philosophes, symbolisée par le noûs ou intellect, dirige les affaires politiques. Les philosophes-rois et les gardiens ne sont pas rémunérés et vivent aux dépens de la cité. Rappelons ensuite la hiérarchie rousseauiste du Contrat social, qui semble la plus acceptable pour nos esprits démocratiques : le peuple est souverain et supérieur aux gouvernants, ceux-ci n’ayant qu’un rôle de serviteur et de garant du respect des lois. Enfin, une troisième théorie politique qui me semble intéressante à analyser, car trop souvent oubliée, est celle qu’Aristote exprime au chapitre 11 du livre IV des Politiques. Selon le Stagirite, les gouvernants devraient appartenir à la classe moyenne et posséder une fortune moyenne, afin d’éviter deux écueils pour la cité. Si ce sont des riches au pouvoir, ils seront en effet tentés d’opprimer les pauvres et de vouloir s’enrichir. Si ce sont des pauvres au pouvoir, ils seront tentés de dépouiller les riches. Et Aristote de conclure que, si les gouvernants n’appartiennent pas à la classe moyenne, la cité risque de devenir bipartite, et ne comporter que des maîtres et des esclaves.
Voilà donc quelques théories d’organisation hiérarchique de la société politique, l’idée n’étant pas d’en défendre une à tout prix, mais de les connaître afin de mieux réfléchir à la façon dont nous souhaitons organiser notre propre cité.