La journaliste franco-tunisienne Sonia Mabrouk est une des personnalités médiatiques les plus influentes du moment. Après des études de commerce, elle se tourne vers le journalisme et débute à Public Sénat en 2008 avant de rejoindre Europe 1 en 2013 où elle prend plus tard la charge de la « grande interview » matinale, parmi les plus écoutées en France. Elle dirige également une émission sur Cnews depuis 2017. Son dernier livre, Reconquérir le sacré, nous éclaire sur le rôle de la transcendance dans l’amitié, comprise aussi bien comme celle qui unit les citoyens que comme celle qui unit deux âmes entre elles.
Dans votre livre Reconquérir le sacré, vous dites que « la survivance d’un sacré apparaît comme la condition sine qua non de toute collectivité humaine pérenne« . Quel est ce “sacré” condition de possibilité de l’amitié sociale et politique ?
Je pense que les liens du sacré sont nécessaires et indispensables, spécialement dans des sociétés fracturées comme la nôtre. Certes, ces liens sont intangibles, car c’est la définition du sacré. Mais je pense qu’aujourd’hui, si on devait trouver le collagène qui lie une société, on ne trouverait pas grand chose d’autre que ce sacré. Dans les temps troublés que nous vivons, avec notamment l’importation des conflits du Proche-Orient, peu de choses peuvent rassembler les communautés. Donc le sacré, débarrassé de ses oripeaux religieux car c’est trop souvent ce qui entraîne le conflit, peut être la solution pour structurer notre collectivité. C’est un projet compliqué, audacieux, mais je ne vois rien d’autre, aujourd’hui, qui pourrait nous réunir et transcender nos différences, nos fractures, nos convictions et nos croyances individuelles.
C’est donc un sacré laïc qui peut réunir les Français ?
Je sais qu’il est parfois compliqué d’associer sacré et laïque parce que le sacré repose en grande partie sur le religieux. Mais les religions n’ont pas le monopole de l’administration du sacré et on peut imaginer un sacré laïc. Je considère même qu’il n’est pas suffisamment exalté : il s’agit de toute la mélodie, toute la liturgie de notre patrimoine laïc en France. Cela passe par nos cérémonies (fête du 14 juillet, hommage à la tombe du soldat inconnu, etc.) : ce sont des choses qui sont considérées par certains de nos contemporains comme l’expression de la nostalgie et cela m’attriste. Quand on en fait état, on est souvent caricaturé, mais je suis persuadé qu’il faut exalter des pages du passé pour retrouver un peu de d’unité.
Comment cela peut-il s’implanter dans la réalité de nos quotidiens ?
Ce discours paraît abstrait mais peut se traduire, en fait, par des signaux simples que l’on ne donne plus : le respect des cérémoniaux, l’autorité à l’école, et tant d’autres choses. Sur le sujet de l’école, je suis étonnée d’entendre que le professeur ne devrait pas être placé sur une estrade parce que cela serait le signe d’une autorité qui rabaisse l’élève. Mais c’est justement la verticalité qui peut rassembler : c’est cette verticalité qu’inspire le sacré. On a laissé croire depuis Mai 68 que l’autorité restreint nos libertés ; je crois précisément que l’autorité permet à chacun d’être libre. Je crois que les Français aujourd’hui, quelles que soient leurs origines et leurs croyances, sont en demande d’autorité et n’y voient pas un principe liberticide. En Tunisie d’où je viens, on ne s’offusque pas quand on chante l’hymne national et les Tunisiens ne tolèrent pas qu’on déchire un drapeau ou qu’on manifeste de la haine contre un symbole du pays. En France, on a peut-être baissé la garde à ce sujet. Donc, rappeler ce qui parfois doit être la norme, c’est déjà mettre le pied à l’étrier en vue d’une revitalisation ou reconquête des liens d’amitié entre les Français.
Et est-ce que cette réunification des Français pourrait passer par la valorisation du “roman national” ?
Bien sûr. Un roman ou alors un récit, cela dépend : c’est un sujet de débat sérieux chez les historiens. La matière de ce récit sont les pages lumineuses et les grands personnages de l’histoire. Par exemple, dans mon cas, j’ai appris à aimer la France avant d’y arriver depuis la Tunisie, par les moyens de la lecture et de l’histoire et j’ai été aimantée par ces grands personnages qui l’incarnent. J’aime la chevalerie et le panache qu’incarnent Cyrano de Bergerac, Jeanne d’Arc, saint Louis – même si ce dernier a aussi sa part d’ombre (c’est l’un des rois des croisades). J’ai appris à aimer la France à travers eux, et je ne crois pas que beaucoup de pays possèdent une telle Histoire.
Vous expliquez aussi que le sacré peut engendrer la violence comme elle peut unir les hommes. Comment se prévenir des effets néfastes ?
En effet, c’est très compliqué et on ne peut que le constater avec la situation au Proche-Orient. Jérusalem : voilà une ville où il y a l’une des plus grandes concentrations des lieux dits sacrés, mais qui sont sources de tensions tant ils sont différents les uns des autres. Chacun pense que son “sacré” est plus important que celui de son voisin et c’est cela qui peut entraîner des guerres de religion. Je crois que cette situation est due à la confusion entre le sacré et le religieux. Pour se prévenir des effets néfastes du sacré, il faut peut-être le débarrasser de son manteau religieux.
Jérôme Fourquet, dans une interview récente au Figaro, explique que « la France est en panne d’un récit collectif fédérateur » et évoque la possibilité que l’écologie remplace les anciens récits. Pensez-vous que cela pourrait être une solution ?
Selon moi, l’écologie perçue comme le respect de la nature a une profonde dimension sacrée, qui peut donc, par définition, rassembler. Il ne s’agit pas de déifier la nature mais de la respecter. Aujourd’hui, les urbains que nous sommes, et je m’inclus dans cette catégorie, n’entendons plus les sons et les messages de la nature. Il y a donc un profond travail à mener pour que nos contemporains s’y reconnectent. Toutefois, je ne crois pas qu’il faille construire un projet et recoller les morceaux dans ce seul domaine. Un travail global de reconstruction est nécessaire, et la question est la suivante : qui a envie de le faire ?
Cela pourrait-il venir d’une initiative politique ?
Je ne crois pas, beaucoup parient plutôt sur le chaos dans la sphère politique. À l’extrême gauche, on pense que ce sera sur les ruines et les cendres de ce qui est en train de s’écrouler que l’on pourra bâtir une alternative. La stratégie de certains à l’extrême droite est de mettre le feu aux poudres. Pour ce qui concerne les autres, ils ne veulent pas nommer les choses. Donc, sur un plan politique, je ne vois pas qui a cette noble ambition et cette volonté de porter un tel projet. C’est pour cela que je crois de moins en moins que cela puisse venir du sommet de l’État. Je crois davantage à d’autres forces : des forces intellectuelles, par exemple, qui sont plus vives. C’est tout ce travail-là que je crois plus important que le travail d’un seul homme ou d’une seule femme au sommet de l’État.
Qu’est-ce qui, aujourd’hui, unit encore les Français ?
Aujourd’hui, ce sont surtout les grands événements sportifs qui permettent cette union, mais je ne vois pas grand-chose d’autre. J’espère quand même que ces moments sacralisés nous unissent encore un peu. Mais, encore une fois, le rôle de l’école est un sujet sur lequel on devrait tous pouvoir se retrouver, et l’école étant entendue comme un lieu d’instruction et non d’éducation. Et pour ce faire, je pense notamment que le retour d’une certaine autorité dans ce lieu est l’un des seuls moyens pour de cimenter à nouveau notre cohésion nationale.
Est-ce que l’assimilation peut être une réponse à ce problème des inimitiés qui peuvent exister entre certaines communautés en France ?
Pour ma part, je me suis construite avec deux cultures, orientale et occidentale, et je n’ai jamais ressenti qu’elles entraient en confrontation. On m’a dit qu’avec ma culture et ma religion il ne serait pas possible de m’assimiler à la France et à la République, ça l’a été pourtant ! D’ailleurs, je préfère dire la France que la République parce que j’épouse plus un roman français qu’un roman républicain. La puissance de la France me semble plus importante que celle de la République, et je trouve plus exaltant et stimulant que l’on me parle de l’histoire de France, y compris avec ses périodes sombres. Je viens d’un pays qui était un protectorat français ; je pense que la période de la colonisation, bien qu’elle soit un sujet compliqué, comportait aussi des moments de lumière.
On reproche parfois aux journalistes leur amitié avec les politiques qui nuirait à leur honnêteté intellectuelle. Êtes-vous confrontée à cet écueil ?
Pour ma part, cela fait quinze ans que je suis journaliste politique et cinq ans que je mène la grande interview du matin. Que j’éprouve de la sympathie pour mon interlocuteur ou que je sois au contraire en désaccord avec lui, cela n’a pas vraiment d’influence sur la manière dont je mène l’entretien. Pour vous donner une image, une interview qui commence est comparable à une montgolfière qui prend son envol. Pour que le décollage se passe dans de bonnes conditions, il faut couper toutes les attaches qui vous relient à la personne en face de vous, que ce soient des liens positifs ou négatifs. De cette manière, on peut mener l’interview la plus honnête possible. Je préfère d’ailleurs parler d’honnêteté que de neutralité. Il est impossible d’être véritablement neutre. En revanche, il faut s’attacher à être honnête, ce qui signifie que l’on peut mettre un peu de soi dans l’interview, et c’est d’ailleurs souvent ce qui la rend plus intéressante.
Cela étant dit, me concernant, je ne peux pas vraiment dire que je compte de véritables amis chez les hommes et femmes politiques, même si j’en estime et admire certains ! Je fréquente davantage le milieu littéraire et ces amitiés sont pour moi une vraie respiration. J’écris beaucoup aussi, ce qui, de manière tout à fait pragmatique, réduit le temps durant lequel je pourrais développer des affinités avec les personnalités politiques !
Pourriez-vous définir ce que c’est une amitié au sens personnel selon votre propre expérience ?
L’amitié a selon moi une profonde dimension sacrée, puisqu’elle tient à la connaissance de l’âme de l’autre. Dans une amitié, l’enjeu est de ne pas seulement regarder l’autre avec ses yeux, mais plutôt de comprendre son intériorité avec son cœur. Il s’agit d’accompagner l’autre dans ses moments de joie comme dans ses souffrances sans être omniprésent parce qu’il ne faut surtout pas accaparer. En ce sens, il n’y a pas besoin de prouver sans cesse son amitié, elle est avant tout une connaissance de l’autre, couplée à une attention discrète mais bien réelle à l’égard de ce que renvoie son âme.
Quel encouragement pourriez-vous donner à un jeune d’une vingtaine d’année qui voudrait s’orienter vers le journalisme ?
Je lui dirais surtout de ne pas faire d’étude de journalisme. Tout le monde peut devenir journaliste et cela peut être intéressant quand un journaliste a fait d’autres études, voire un tout autre métier. Je trouve génial quand, par exemple, quelqu’un voulait être diplomate et finit journaliste. Que ce soit à Cnews ou Europe 1, j’ai souvent remarqué que ceux qui viennent des mêmes écoles ont les mêmes réflexes et tics. Cela se voit tout de suite quand un journaliste vient d’un autre milieu : à sa culture, à la manière dont il voit les sujets et qu’il les aborde, etc. Donc, quel que soit votre parcours, ce métier est à votre portée !
Propos recueillis par François Bouyé et Alban Smith