La liberté de parole et de pensée semble de plus en plus menacée, et la raison principale à cela semble être la peur du débat, qui conduit à une censure volontaire.
En décembre 2022, Élisabeth Borne avait provoqué l’hilarité générale à l’Assemblée nationale en demandant aux députés : « Pourquoi avez-vous si peur du débat ? ». L’hémicycle avait souligné l’ironie de cette question de la part de celle qui était alors Première ministre et qui s’apprêtait à déclencher le neuvième 49.3 depuis le début de son mandat. Mais si cette question relevait alors du cynisme, elle n’en demeure pas moins fondamentale dans notre société actuelle. A-t-on aujourd’hui peur du débat, et pourquoi ?
Une société qui se désintéresse du débat.
En 2020, la fameuse revue Le Débat créée par des intellectuels dans les années 80 a pris fin. Son fondateur, Pierre Nora, définissait ainsi l’objectif d’une telle revue : « Notre but : mettre des analyses de fond à la portée d’un public aussi large que possible. Des analyses, plutôt que des plaidoyers ou des manifestes. Une communauté d’exigence plutôt qu’une communauté d’opinion. La confrontation des points de vue plutôt que l’affirmation d’une appartenance ». Le constat de ces intellectuels est donc glaçant : la société n’est plus intéressée par ce genre d’approche. Qu’est-il donc arrivé au goût pour le raisonnement et le débat, si constitutif de l’esprit français ?
Un repli sur soi croissant.
On assiste aujourd’hui à un phénomène singulier : plus des idées variées et contraires émergent, moins elles se confrontent, comme si on avait renoncé universellement au débat. Une incapacité ambiante à transcender les désaccords se fait sentir. En mai dernier, plus d’un milliers d’étudiants de la prestigieuse Université d’Oxford se sont opposés à l’invitation dans leur établissement de la professeur féministe Kathleen Stock, jugée transphobe. En novembre dernier, c’est au tour des étudiants d’HEC de signer une pétition contre la venue de Jordan Bardella, président du RN, invité par l’association HEC Débats, sans finalement y parvenir. Plus récemment encore, 1200 acteurs du monde de la culture ont signé une pétition contre la nomination de l’écrivain Sylvain Tesson, qualifié de « figure de proue de l’extrême droite littéraire », comme parrain de l’édition 2024 du Printemps des poètes.
Ces exemples manifestent une intolérance croissante d’une partie de la société, qui adhère à la censure puisqu’elle considère que certaines personnes, en raison de leurs idées politiques ou de leurs œuvres, ne devraient pas avoir le droit de s’exprimer. C’est donc bien un totalitarisme idéologique qui tend à se propager, et qui refuse la contradiction sous couvert d’intentions louables, ici le refus d’une pensée extrémiste. Cependant, comme l’a écrit Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018, suite à la polémique sur Sylvain Tesson: « Il faut craindre autant que le mal les moyens que l’on met à favoriser l’avènement du bien ». En effet, cette inquisition intellectuelle qui provoque un repli sur soi frileux ne peut produire qu’une pensée consanguine et stérile. Et une société qui ne tolère pas la diversité d’opinions décline inévitablement, comme le constate aussi Nicolas Mathieu : « Le monde est assez détestable et le serait d’autant plus qu’on n’y admettrait pas d’autres horizons que le sien ». Il est donc urgent que la tolérance retrouve sa noblesse, et il faut pour cela lui ôter la dose d’hypocrisie qui l’entache.
Une culture mondialisée des émotions.
Mais comment en est-on arrivé là ? Probablement car la distinction entre la pensée et la personne tend à s’effacer. La souffrance individuelle se substitue au réel et à l’objectivité. C’est ce que la journaliste Eugénie Bastié appelle « la dictature des ressentis », selon le titre de son dernier livre. Dans cet ouvrage, elle raconte qu’une de ses amies lui a dit un jour : « Ta pensée me fait souffrir ». Cette remarque pousse la journaliste à s’interroger sur les causes d’une telle réflexion : comment une pensée, c’est-à-dire une opinion, peut susciter chez autrui non pas seulement un désaccord, mais une souffrance si forte qu’elle empêche la discussion ? Le monde de la raison semble avoir laissé place à une culture mondialisée des émotions. En effet, si les seuls sentiments du sujet suffisent à être l’arbitre d’un débat, le débat meurt inévitablement, puisqu’il n’y a plus de réalités extérieures auxquelles se rattacher. Si la société n’est plus animée par la recherche d’une vérité qui la dépasse, mais par le « respect » des opinions de chacun au nom de la sacro-sainte tolérance, une rigidification du débat s’opère alors et aucune confrontation n’est possible.
La tyrannie des idées « à la mode ».
C’est donc bien la peur qui menace la liberté d’expression : la peur des vagues, des amalgames, des désaccords ; la peur que la pensée d’autrui m’offense, ou la peur de faire souffrir l’autre. C’est aussi la peur du « qu’en dira-t-on », de la censure ou du jugement. Déjà en 1978 dans son discours d’Harvard Le déclin du courage, Soljénitsyne mettait en garde l’Occident contre cette peur grandissante : « L’Occident, qui ne possède pas de censure, opère pourtant une sélection pointilleuse en séparant les idées à la mode de celles qui ne le sont pas. […] Cette sélection opérée par la mode provoque l’apparition d’un dangereux esprit grégaire qui fait obstacle à un développement digne de ce nom. » À l’évocation de cet esprit grégaire, on pense aisément à divers mouvements comme Je suis Charlie, Black lives Matter ou encore Me too, qui passent souvent d’une revendication sociale ou politique sincère à un effet de mode sur les réseaux sociaux qu’il faut à tout prix s’approprier pour rester fréquentable.
Faire preuve de courage et cultiver le débat.
Ainsi, dans une société qui refuse le débat par peur de la confrontation, l’héroïsme consiste peut-être à ne pas fuir face aux désaccords, à ne pas se replier sur soi et sur son entourage “bien-pensant”, mais au contraire à entrer vaillamment dans le combat des idées. Car si l’on renonce au débat, on renonce à la liberté d’expression, et avec elle à la liberté de pensée. Le vrai courage n’est sans doute pas d’assumer ses idées auprès de ses amis et de les asséner à ses adversaires, mais plutôt de prendre le risque d’être bousculé ou ébranlé dans ses certitudes.
« Maintenant que j’ai eu bien peur, allons-y ! »
Et pour ce qui est de la peur, c’est peut-être Jean Anouilh dans L’Alouette qui nous éclaire le plus sur ce point : « Tu dis ! « Bon, ils sont plus nombreux, ils ont de gros murs, des canons, de grosses réserves de flèches, ils sont toujours les plus forts. Soit. J’ai peur. Un bon coup. Là. Voilà. Maintenant que j’ai eu bien peur, allons-y ! » Et les autres sont si étonnés que tu n’aies pas peur que, du coup, ils se mettent à avoir peur, eux, et tu passes ! Tu passes, parce que comme tu es le plus intelligent, que tu as plus d’imagination, toi, tu as eu peur avant. Voilà tout le secret. »
Soyons donc plus intelligents que ceux qui se mettent face à nous et arrêtons d’avoir peur du débat ! Ayons suffisamment d’imagination et de courage pour oser confronter nos idées avec autrui, au prix de quelques désaccords peut-être, au prix de la liberté d’expression, jamais.