Pour son centenaire en 2011, le prestigieux journal académique, The American Economic Review, a établi un top 20 sur l’ensemble de ses articles. L’article The Use of Knowledge in Society de l’économiste libéral Friedrich Hayek figure au tableau. L’auteur y défend, en 1945, la décentralisation économique pour établir un ordre économique rationnel. Des idées qui remettent en question la place d’un pouvoir central.
L’information est partout. Tout passe par l’information. Tout est information. Du matin au soir, la vie de chaque individu est rythmée par l’émission ou la réception d’informations, consciemment ou inconsciemment. Il suffit d’observer le nombre d’interactions que nous avons avec notre téléphone portable. Plus généralement, chaque seconde, environ 30 000 gigaoctets d’informations sont créés. Nous parlons même de notre société comme d’une “société de l’information“. C’est donc tout naturellement que les économistes se sont intéressés à l’information, sous l’angle d’un marché qui contribue à la richesse, mais aussi, sous celui d’un domaine qui impacte les décisions économiques. Car c’est bien l’information qui permet de prendre des décisions. Et les décisions sont le cœur de la vie économique. Un consommateur se décide à l’achat, un producteur fixe son prix, en fonction des informations qu’il possède. Une importance qui nous amène à nous poser plusieurs questions. D’abord, qui détient les informations ? Pourquoi ces informations sont-elles importantes dans les cas de problèmes économiques ? Les réponses nous permettront d’aborder la question finale : qui doit posséder le pouvoir des décisions économiques ? Nous utiliserons l’éclairage de l’économiste autrichien Friedrich Hayek dans son article L’utilisation de l’information dans la société (Hayek Friedrich A. L’utilisation de l’information dans la société́. In: Revue française d’économie, volume 1, n°2, 1986. pp. 117-140).
La division de l’information
L’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) est un institut particulièrement réputé en France, y compris du grand public. Il met à disposition de toute personne des statistiques sur d’innombrables sujets. Ces données sont aussi utilisées pour établir des prévisions ainsi que des notes de conjoncture. Un des rôles de l’institut est d’établir l’indice du prix à la consommation qui permet ensuite de calculer l’inflation du pays. Autrement dit, l’INSEE va récolter de nombreuses informations auprès des Français grâce à ses compétences. Hayek nous appelle cependant d’ores et déjà à la prudence. Ce que fait cette organisation d’État est une forme d’acquisition d’informations qui lui donne une connaissance agrégée d’une situation, en l’occurrence le pouvoir d’achat des ménages. La connaissance acquise par l’INSEE que Hayek nomme « connaissance scientifique » ou encore « connaissance des agrégats » diffère d’un autre type de connaissance : « La connaissance à disposition d’individus particuliers ». Cette dernière est basée sur les « informations de temps et de lieu », les « informations de circonstances ».
L’agent immobilier possède des informations de circonstances très précises sur son métier et son secteur que l’économiste ne voit pas avec son regard global sur l’économie de l’immobilier. L’agent saura qu’à l’instant t telle maison est à vendre avec x potentiels acheteurs. L’aspect particulier, individuel, des informations est le point crucial. Il en va de même pour une usine de transformation du bois. Le directeur a constamment accès aux informations des stocks de bois, de l’usure des machines, de la disponibilité des livreurs et ainsi de suite. L’ouvrier qui travaille sur la machine de sciage a lui-même des informations que n’a pas le directeur de l’usine, tout comme le violoniste maîtrise mieux son violon que le chef d’orchestre. Il y a donc une différence entre la connaissance des experts dans un domaine et celle des professionnels exerçant au jour le jour cette spécialité. Hayek déplorait à son époque : « Aujourd’hui, dire que la connaissance scientifique n’est pas la somme de toutes les connaissances est devenue une hérésie ». Il estimait, au contraire, qu’il y a une connaissance non organisée, non scientifique, qui contribue vitalement à la vie économique et qui est différente de la connaissance scientifique.
Réagir aux problèmes économiques
La vie économique justement. Elle est faite de changements. Tantôt l’économie est florissante, tantôt elle s’effondre. Ces cycles économiques nécessitent indubitablement des décisions économiques. Les entrepreneurs doivent ajuster leurs prix de vente, revoir leur appréciation du marché de l’emploi et prendre en compte les variations du pouvoir d’achat. En cas de récession économique, il faut redresser la barre. Qui doit mener ces changements ? On peut décider que c’est l’État, c’est-à-dire une autorité centrale, qui peut mettre en place la totalité des politiques économiques des entreprises. Ces mesures se décideraient sur les bases des informations de la conjoncture et des agrégats statistiques que nous évoquions. Hayek nous avertit cependant que les individus sont des acteurs tout aussi importants de ces changements voire plus. À leur niveau et sur la base de leurs informations particulières, ils vont pouvoir ajuster un certain nombre de variables quotidiennement. Des décisions qui représentent des petits changements au niveau individuel mais qui, pris ensemble, tapissent la voie du redressement. Hayek dénonçait en son temps : « La préoccupation des économistes à propos des agrégats statistiques leur en fait oublier les petits changements qui constituent cependant la photo économique complète ». Pour revenir à notre directeur d’usine de transformation du bois, si les prix du bois augmentent, il va à son tour répercuter cette augmentation en changeant ses prix de vente. Si son concurrent baisse son profit, il devra sans doute le diminuer aussi, sous peine de perdre des clients. Autant de signaux qui sont pris en compte par le directeur pour gérer au mieux son usine, dans un contexte économique donné. L’organisation centrale ne pourrait faire des réglages aussi précis. Elle peut seulement établir des politiques plus globales et fixer des prix pour un ensemble d’entreprises, pour une certaine durée, sans prendre en compte les spécificités de chacune.
La décentralisation économique
Qui doit donc régir les décisions économiques ? Une autorité centrale qui piloterait un plan ? Au contraire, ce pouvoir doit-il être distribué aux individus ? Il semble rationnel que le décisionnaire soit l’individu ou l’organisation qui possède les meilleures informations, la plus ample connaissance et l’expérience. Hayek pense impossible de transmettre parfaitement toutes les informations particulières que possèdent les individus à un gouvernement central. Il plaide donc pour que les individus prennent eux-mêmes les décisions économiques. C’est « l’homme sur le terrain » qui est à même de savoir comment il est bon de réagir aux changements. Il lui revient de fixer le prix des biens vendus, le niveau de production, le salaire de ses employés, le nombre de machines à acheter et prendre la décision de l’innovation. Hayek nous déroule en somme, l’argumentaire de la décentralisation économique. Les individus doivent prendre les décisions économiques qui les concernent. Le système des prix est alors comme « un système de télécommunications » par lequel passent les informations. Les individus agissent alors en fonction des messages envoyés et reçus.
Si en juillet, le bois se fait plus rare, c’est un message pour que le directeur augmente ses prix. Le planificateur central ne peut pas prendre en compte tous ces changements mineurs. Le résultat s’il est au pouvoir : l’inefficacité économique. « En d’autres termes, un libre marché organise les choses de manière bien plus efficace qu’un planificateur humain ne pourrait le faire. Imaginez un planificateur qui tenterait d’organiser l’approvisionnement de la ville de New York » (Michael Goodwin, D., 2012. Economix. ABRAMS, p. 24).
Au-delà de la décentralisation économique, les idées de Hayek peuvent s’appliquer à la décentralisation en tant que telle. Dans n’importe quel système de gouvernance, qui doit détenir le pouvoir des décisions ? Uniquement la tête ? Faut-il attribuer ce champ à ceux qui ont accès aux informations et qui possèdent l’expérience de terrain ? L’article défend un marché libre et critique la Commission Centrale des Prix proposée par l’économiste polonais Oskar Lange, contemporain de Hayek. Néanmoins, remarquons que l’article fut écrit avant l’avènement des systèmes d’information, de la Big Data et de l’intelligence artificielle. Le niveau de technologie explose et les machines engrangent de plus en plus d’informations qui dépasseront peut-être la somme de toutes les informations individuelles. Dans ce cas-là, en suivant le raisonnement de Hayek, ces machines ne seraient-elles pas dans la meilleure disposition pour prendre les décisions à la place de tous ? La réponse dépasse l’approche uniquement économique et je laisse le soin à mon confrère de la rubrique philosophie de se saisir du sujet !